LE MASOCHISME

Faisons l'effort de surmonter l'ennui que secrète naturellement les militants. Ne nous contentons pas de déchiffrer la phraséologie de leurs tracts et de leurs discours. Interrogeons-les sur les raisons qui les ont poussés, eux, personnellement, à militer. Il y n'a pas de question qui puisse embarrasser plus un militant. Au pire ils vont partir dans des baratins interminables sur l'horreur du capitalisme, la misère des enfants du tiers-monde, les bombes à fragmentation, la hausse des prix, la répression.... Au mieux ils vont expliquer que ayant pris conscience - ils tiennent beaucoup à cette fameuse "prise de conscience" - de la véritable nature du capitalisme ils ont décidé de lutter pour un monde meilleur, pour le socialisme (le vrai pas l'autre). Enthousiasmés par ces perspectives exaltantes ils n'ont pas résister au désir de se jeter sur la manivelle de la ronéo la plus proche. Essayons d'approfondir la question et portons nos regards non plus sur ce qu'ils disent mais sur ce qu'ils vivent.
Il y a une énorme contradiction entre ce qu'ils prétendent désirer et la misère et l'inefficacité de ce qu'ils font.

L'effort auquel ils s'astreignent et la dose d'ennui qu'ils sont capables de supporter ne peut laisser aucun doute : ces gens là sont d'abord des masochistes. Non seulement au vu de leur activité on ne peut croire qu'ils puissent désirer sincèrement une vie meilleure, mais encore leur masochisme ne manifeste aucune originalité. Si certains pervers mettent en œuvre une imagination qui ignore la pauvreté des règles du vieux monde, ce n'est pas le cas des militants ! Ils acceptent au sein de leur organisation la hiérarchie et les petits chefs dont ils prétendent vouloir débarrasser la société, et l'énergie qu'ils dépensent se moule spontanément dans la forme du travail. Car le militant fait partie de cette sorte de gens à qui 8 ou 9 heures d'abrutissement quotidien ne suffisent pas.

Lorsque les militants tentent de se justifier ils n'arrivent qu'à étaler leur manque d'imagination. Ils ne peuvent concevoir autre chose, une autre forme d'activité que ce qui existe actuellement. Pour eux, la division entre le sérieux et l'amusant, le moyen et les buts n'est pas liée à une époque déterminée. Ces catégories sont éternelles et indépassables: on ne pourra être heureux plus tard que si on se sacrifie maintenant. Le sacrifice sans récompense de millions de militants ouvriers, des générations de l'époque stalinienne ne fait rien bouger dans leurs petites têtes. Ils ne voient pas que les moyens déterminent les fins et qu'en acceptant de se sacrifier aujourd'hui ils préparent les sacrifices de demain.

On ne peut qu'être frappé par les innombrables ressemblances qui rapprochent militantisme et activité religieuse. On retrouve les mêmes attitudes psychologiques : esprit de sacrifice, mais aussi intransigeance, volonté de convertir, esprit de soumission. Ces ressemblances s'étendent au domaine des rites et des cérémonies : prêches sur le chômage, processions pour le Vietnam, références aux textes sacrés du marxisme - léninisme, culte des emblèmes (drapeaux rouges). Les églises politiques n'ont-elles pas aussi leurs prophètes, leurs grands prêtres, leurs convertis, leurs hérésies, leurs schismes, leurs pratiquants militants et leurs non-pratiquants sympathisants ! Mais le militantisme révolutionnaire n'est qu'une parodie de la religion. La richesse, la démence, la démesure des projets religieux lui échappent ; il aspire au sérieux, il veut être raisonnable, il croit pouvoir gagner en échange un paradis ici-bas. Cela ne lui est même pas donné. Jésus-Christ ressuscite et monte au ciel. Lénine pourrit sur la Place Rouge.

Si le militant peut être assimilé au croyant en ce qui concerne la candeur de ses illusions, il convient de le considérer tout autrement en ce qui concerne son attitude réelle. Le sacrifice de la carmélite qui s'emprisonne pour prier pour le salut des âmes a des répercussions très limitées sur la réalité sociale. IL en va tout autrement pour le militant. Son sacrifice risque d'avoir des conséquences fâcheuses pour l'ensemble de la société.