LA PHILOSOPHIE POLITIQUE D'ARISTOTE

Yann-Ber TILLENON.

L’Emsav, micro État philosophique ou « druidique », est appelé à se développer jusqu’à devenir « Breizh » pour remplacer "Bretagne", s’il arrive à s’organiser comme État souverain bretonnant en germe. Il convient, bien sûr, à cet effet d’étudier les philosophes ou « druides » qui ont laissé des traces écrites de leurs enseignements pour nous dans l’histoire. Aristote est un des piliers parmi nos maîtres. Il forme avec Platon, le second pilier fondateur de la philosophie politique européenne et occidentale, quant aux racines et aux concepts centraux. Son pragmatisme répond à l’idéalisme platonicien, en le complétant, sans le contredire.

Aristote (384–324 av. J–C), né à Stagire, en Macédoine, fut durant vingt ans l’élève de Platon à l’Académie. Vers 342, il se vit confier par Philippe II, roi de Macédoine, l’éducation du futur Alexandre le Grand. En 335, il fonda à Athènes sa propre école philosophique, dite péripatéticienne.

Les écrits d’Aristote qui furent conservés sont, pour la plupart des notes de cours qui étaient utilisés au Lycée, son école. À partir d’eux a été composé le Corpus Aristotelicum. On y distingue, les livres de logique, regroupés sous le nom d’Organon (“outil”), les écrits scientifiques, la Métaphysique, les écrits éthiques et les livres d’Esthétique. Les conceptions politiques d’Aristote se trouvent dans ses écrits éthiques.

LES VERTUS DU CITOYEN ET DE LA CITÉ

Aristote distingue deux types de vertus, les vertus dianoétiques (divisées en raison théorique et raison pratique) qui appartiennent à la sphère supérieure de l’esprit et les vertus éthiques, beaucoup plus pratiques, qui sont au fondement du politique et de la Cité harmonieuse. Les deux domaines sont mis en contact et communiquent par une vertu intermédiaire, la prudence (phronésis).

Les vertus éthiques ne sont pas, comme chez Platon, le produit d’Idées uniquement accessibles par la méditation philosophique, mais sont transmises par l’ordre établi dans la société et dans la Cité–État (polis), par la tradition et par les lois générales du consentement universel propre à tout homme (prudence, générosité, etc.).

Dès le départ, Aristote essaie de concilier le particularisme de chaque Cité (nous dirions de chaque peuple ou nation) avec un certain universalisme de la nature humaine. La formation éthique du citoyen vise à lui inculquer les valeurs inhérentes à la polis. L’attitude éthique du citoyen responsable naît d’une interaction entre son intelligence et les vertus éthiques.

De même, la prudence et la vertu doivent s’équilibrer : « il n’est pas possible d’être homme de bien, au sens strict, sans prudence, ni prudent sans la vertu morale ». Ce qui signifie, pour Aristote, que la vertu morale elle-même doit être tempérée par la prudence. Par exemple, comme nous le verrons plus bas, l’altruisme doit se garder de tout excès. En toutes choses doit régner l’équilibre.

Les vertus éthiques proposent le but, l’orientation générale ; mais la prudence détermine les moyens, le chemin à prendre. Autrement dit, la logique des fins n’est pas nécessairement celle des moyens, bien que les deux doivent rester compatibles.

La prudence et les vertus éthiques, en s’organisant, débouchent sur le vouloir (ou “volonté politique”– boulésis) Le vouloir indique la direction du bien commun, éclairée par le jugement et capable de concilier les désirs différents des citoyens.

La volonté politique doit être libre, dégagée des passions et des affects : « puisque la vertu morale est une disposition capable de choix, et que le choix est un désir délibératif (NOTE) , il faut par là même qu’à la fois la règle soit vraie et le désir droit, si le choix est bon, et qu’il y ait identité entre ce que la règle affirme et ce que le désir poursuit ».

Aristote estime, en se distanciant de Platon, que l’attitude éthique des citoyens ou des dirigeants (héxis), ne procède pas d’abord d’un jugement a priori fondé sur des idées pures et universelles, mais qu’elle s’acquiert par la pratique (praxis) : exercice, habitude, expérience, apprentissage. D’où le fait que c’est le jugement et le modèle de celui qui a l’expérience qui coïncide le plus avec la définition de la vertu.

Pour Aristote donc, les meilleurs idées du monde peuvent déboucher sur des catastrophes si elles ne sont pas confirmées par l’expérience. À l’inverse de Platon, qui déroule une idéologie politique globale, Aristote, beaucoup plus pragmatique, préfère s’en tenir à un certain nombre de principes, limités et gérés selon les circonstance, évoqués plus bas.

Enfin, parmi les vertus éthiques du citoyen et des dirigeants, la plus importante est celle du juste milieu (mésotès), qui consiste à prendre une voie médiane, ou troisième voie, entre deux extrêmes condamnables. Par exemple, le courage est la juste voie entre la lâcheté et la témérité, la modération est la juste voie entre la débauche et l’apathie, la générosité est la juste voie entre l’avarice et la prodigalité .

LES CINQ PRINCIPES POLITIQUES DE LA CITÉ

La Cité, selon Aristote, ne doit pas être organisée selon un modèle idéal et absolu, mais obéir à un certain nombre de principes intangibles Le premier de ceux-là est la justice, indispensable à la cohésion sociale et à la vie en commun. Elle prend deux formes : la justice distributive vise à atténuer les inégalités sociales, à répartir équitablement les biens et les honneurs dans la société, à éviter le paupérisme et le dénuement comme la richesse insolente.

À l’inverse de Platon, Aristote n’est pas communiste, ni hostile à la propriété privée et aux richesses ; simplement, il se prononce pour une solidarité sociale. La justice doit aussi être compensatrice, c’est-à-dire viser à compenser les dommages injustement subis par des citoyens. La propriété privée est donc parfaitement admise (à l’inverse de Platon) : la communauté des biens est rejetée, comme l’abus de propriété, selon la doctrine du juste milieu. S’inspirant de Sparte, Aristote pose : « il est préférable que la propriété soit privée mais que l’usage en soit commun ».

Le deuxième principe politique aristotélicien est la philia, que l’on peut traduire imparfaitement par l’“amitié” entre les citoyens, ou la “connivence civique”. Par celle-ci, l’individu passe de la sphère privée à celle de la communauté. Les conséquences de ce concept sont capitales. Car la philia n’est pas le simple “copinage” ou la “bonne entente” individuelle, mais le sentiment fort d’appartenance à un même peuple, en fait. (…)

Pour Aristote, la Cité est fondée sur une base ethnique. Platon estimait que peu importait l’origine des membres de la Cité, pourvu qu’ils soient soumis à une impitoyable sélection aristocratique, Aristote, en revanche, estime qu’une Cité harmonieuse ne peut naître que d’un ensemble éthiquement homogène.

Dans le “fédéralisme ” aristotélicien (voir plus bas), les diverses entités qui composent la Cité sous la férule de l’État doivent composer une relative cohérence : ni homogénéité rigide, ni hétérogénéité ingouvernable, selon la théorie du mésotès. Ce qui implique qu’une Cité viable ne peut être composée que d’un même peuple (ethnos), au sens global.

Dans le Livre I de La Politique, Aristote écrit : « celui qui est apatride, foncièrement et non par un hasard de circonstances, est soit un être dégénéré, soit un être au dessus des normes humaines. Il est comme celui qu’Homère a ainsi injurié : sans lignage, sans loi et sans foyer.» L’homme dénationalisé est porté à la délinquance, l’homme sans Cité à la prédation. (…)

Le troisième principe est la liberté inégalitaire. Chaque citoyen est libre, mais chaque homme est différent de ses concitoyens. À l’inverse de Platon, Aristote conçoit l’éthique politique comme une morale concrète fondée sur la discussion, le débat entre hommes libres et inégaux économiquement. De cette discussion doit se dégager le Souverain bien, qui n’est pas transcendant mais immanent, ne s’impose pas par le haut, n’est pas ordonnancé par un sage.

Il naît du contact entre les hommes libres qui s’entendent entre eux. L’esclavage est parfaitement admis (…), de même que l’inégalité entre les hommes et les femmes, qui ne peuvent participer à la vie politique. Les étrangers doivent demeurer en nombre restreint et sont juridiquement inférieurs aux citoyens (NOTE bon sens, réciprocité dans leur propre Cité) En revanche, parmi les hommes libres et citoyens, l’égalité juridique et politique règne, indépendamment de la fortune.

Le quatrième principe est celui du fédéralisme organisé, appelé aussi hiérarchie politique. La Cité se forme, ainsi que l’État qui la dirige, à partir d’une suite de communautés qui vont en s’agrandissant, qui sont organiquement imbriquées et hiérarchisées, qui possèdent leur autonomie interne propre, mais aussi leur unité grâce à l’État. À la base, on trouve la famille, puis le village (ensemble de familles) et enfin la Cité (ensemble de villages). Chacune de ces entités possède sa sphère de compétence.

Le despotisme centraliste est exclu comme mauvaise forme de gouvernement. Aristote attache une importance extrême à la famille (NOTE) base de la pyramide sociale, sous le village et l’État, et socle de l’ordre intérieur. La famille est la garante de l’ordre naturel. Cependant, l’éducation de la jeunesse, dès l’adolescence, ne relève plus de la famille, mais de l’État. Les particularismes familiaux et villageois sont à la fois garantis et normés par l’État. (…)

La cinquième principe de la Cité, que doit garantir l’État, est l’autarcie, qui est la projection, au niveau de la collectivité, de l’idéal de l’homme libre, toujours maître de lui-même. L’autarcie est le fait de se suffire à soi-même, l’indépendance et l’autosuffisance, garantes de la liberté.

L’autarcie est, selon Aristote, le fait, pour une Cité de ne pas dépendre des autres pour son approvisionnement de manière vitale, de ne pas être soumise à une autre Cité et de ne pas accueillir en son sein des étrangers trop nombreux qui entreprendraient une sédition.

L’ESSENCE DU POLITIQUE ET LA NOTION DE CONSTITUTION

Par rapport à son maître, Platon, Aristote , dans sa théorie politique, ne s’inspire pas d’Idées pures, mais de l’empirisme et des études comparées, notamment historiques. L’expérience est, pour le précepteur d’Alexandre, le meilleur des guides. On lui attribue une analyse de 158 formes de constitutions, dont il ne reste que le fragment La Constitution des Athéniens.

Aristote suit le critère réaliste. Platon conçoit son État, la République (Politéia) dans l’idéal, Aristote dans le possible (NOTE. Les Lois de Platon, différent) : « on doit, en effet, non seulement examiner le régime politique le meilleur, mais encore celui qui est simplement possible ». (…)

L’essence du politique n’est pas –uniquement–, pour Aristote, la simple gestion de la Cité selon des lois morales (tradition socrato-platonicienne puis kantienne) et ne se fonde pas non plus, selon la lignée machiavélienne reprise au XXe siècle par Carl Schmitt, sur la désignation de l’ennemi ; mais sur la désignation de l’ami.

C’est-à-dire que l’essence du politique, selon Aristote, repose sur la réponse à cette question : qui appartient et qui n’appartient pas à la Cité ? Qui est digne de la philia ? Le politique est donc l’art du regroupement dans une même Cité organisée et douée d’un même destin, d’hommes de la même origine – familles et villages.

Pour le philosophe en effet, s’il existait bien une ontologie humaine universelle, force était de constater que les communautés humaines, les peuples, étaient très différents les uns des autres et qu’on ne pouvait ni les mélanger ni les regrouper impunément.

Chaque être, chaque peuple se comporte et évolue selon sa nature. S’il existe bien une nature universelle, elle est subdivisible. L’idée moderne d’unité indivisible de l’espèce humaine – avec tous les mélanges possibles– aurait semblé à Aristote comme la pire des hybris, des passions extrêmes.

D’où cette fameuse formule qui n’a que très rarement été interprétée dans son véritable sens étymologique grec et qui, aujourd’hui, face à l’idéologie dominante, prend un sens véritablement subversif : « l’homme est, par nature, un animal politique » (anthropos physeï politikon zôon estin). (in Politiques, Livre 1, chap. 2)

Analysons cette phrase célèbre. Platon, lui, estimait que la raison du regroupement qui préside à la naissance des Cités et des États est négative : c’est la faiblesse humaine, le besoin de se protéger et de se défendre. Au contraire, Aristote estime que l’homme n’est pas destiné à une simple survie, mais est poussé, par la loi naturelle, à se regrouper en communautés, à s’agréger en familles, en villages qui se ressemblent physeï, autrement dit (datif grec de phusis) “ par origine naturelle ”.

Quand on essaie de traduire maintenant l’expression de zôon politikon, animal politique, on oublie la force du mot politikon, qui voulait dire “ attaché à une polis”, à une communauté de même origine. Et quand on sait que le fondement fédéral de la polis, chez Aristote, c’est la famille native, enracinée, on comprend mieux la signification réelle de la célèbre expression :l’homme est, par la loi naturelle, un animal (la meilleure traduction serait d’ailleurs “un être vivant”) qui tend à se regrouper en communautés de même origine.

C’est pour cela qu’Aristote estimait que chaque peuple devait avoir sa propre constitution et qu’il n’en existait pas d’universelle. Néanmoins, il a donné son avis sur la meilleure possible pour le Grecs.

Comme son maître Platon, il ne privilégiait pas du tout la démocratie. On s’imagine, à tort, que la démocratie (NOTE, signification) athénienne faisait l’unanimité chez les penseurs grecs. Pour Aristote, « la Cité est une sorte de communauté et une participation commune des citoyens à un gouvernement ». Il a bien dit : des citoyens. Le danger démocratique, c’est la participation de n’importe qui, des étrangers, des non-vertueux. Aussi dangereux que le péril despotique.

En bon élève de Platon – sur ce plan, du moins –il divisa les constitutions en trois formes “justes” avec leur abâtardissement correspondant, avec le passage de l’une à l’autre. Il divise les constitutions en trois formes : la Royauté, qui peut dégénérer en Tyrannie ; l’Aristocratie, qui peut dégénérer en Oligarchie ; le Gouvernement du peuple, qui peut dégénérer en Démocratie.

Est bonne la forme de gouvernement qui sert au bien-être général ; est perverse, celle qui ne poursuit que l’intérêt de celui ou ceux qui dirigent. Il n’accorde pas de préférence à l’une des trois formes, mais estime que la plus réalisable et la plus stable est la politéïa ( démocratie modérée). Elle mélange, selon le principe du juste milieu, de la “mesure” (notion éminemment grecque), les avantages des autres constitutions.

Aristote insiste beaucoup sur le fait que cette stabilité de la Cité a pour condition l’existence d’une classe moyenne forte et nombreuse. Rien de pire pour lui qu’une Cité prolétarisée où les pauvres dominent numériquement, ou bien une Cité où les riches le sont trop : « la communauté politique la meilleure est celle que constitue la classe moyenne : son appoint fait pencher la balance et empêche l’apparition des excès contraires ».

Mais le dernier mot d’Aristote, fondée sur l’analyse de l’histoire de son temps, c’est que la forme politique la meilleure, c’est celle qui convient au pays et aux besoins des citoyens. Ce qui est étonnant, chez lui – à l’inverse de Platon et de Socrate – c’est son rationalisme absolu, son absence de justifications pieuses auprès des divinités.

Aristote refuse toute transcendance. C’est un logicien pragmatique aux raisonnements glaciaux, dont la loi suprême est l’observation de la phusis, de la nature. Polythéiste athée, fondateur de la logique (qui est au fondement de toutes les démarches scientifiques de l’esprit européen), Aristote pensait l’humanité comme une unité diverse et destinée à rester telle. Il pensait le cosmos tel qu’il est : une unité régie par une hiérarchie absolue.

NOTES.

Bien que précepteur d’Alexandre, Aristote aura échoué à lui insuffler sa conception de la Cité. Alexandre rêvait d’un Empire multinational, qu’il fit et qui se défit très vite. Ce que voulait Aristote, c’était une union fédérale des Cités grecques, et non pas un impossible rêve de conquête !