Un Projet vitaliste

par Yann-Ber TILLENON

Si le mot philosophie est d’origine hellénique, donc lié à la civilisation européenne, beaucoup pratiquaient la philosophie sans le savoir, comme M. Jourdain la prose, notamment en Inde et dans l’Extrême-Orient chinois et japonais.

On y rencontre les courants matérialistes et spiritualistes, ontologiques ou dialectiques (philosophie de l’Être ou du Devenir), irénique ou polémique, philanthropique ou cynique, etc. Mais partout, quelles que soient les tendances, on retrouve cette notion fondamentale de quête, c’est-à-dire une volonté de s’approcher des secrets de la Vie..

La démarche philosophique est donc universelle, bien qu’elle utilise une multitude de voies différentes, voire antagonistes. Elle obéit à la contradictio oppositorum, l’opposition des contraires au sein d’une même unité. Ce qui unit tous les philosophes, c’est l’interrogation, la même interrogation sur ce que nous sommes, où nous allons, ce que nous devons faire, sur quels critères généraux agir, sur la nature de l’histoire ou de l’univers, esprit ou matière.

La visée de la philosophie est donc surplombante, elle s’intéresse à toutes les disciplines, elle éclaire de son projecteur tous les champs de la connaissance – les précédant et les suivant – s’en nourrissant. La philosophie ressemble à une série d’étincelles. Ce qui est parfaitement anti-philosophique est donc le dogme, la pensée figée, la conclusion définitive, les catéchismes, les réponses toutes faites.

Ce qui unit toutes les écoles philosophiques, qui souvent se combattent les unes les autres, c’est la démarche. La démarche vitaliste, à la fois humble et orgueilleuse, attentive et ambitieuse, qui vise à la connaissance (nécessairement imparfaite) de la Vie et qui ouvre la voie à la création sans entraves. Dès qu’apparaît la certitude absolue, la démonstration définitive, le repos confortable de l’esprit endormi, et leurs corollaires – superstition, fanatisme, anathèmes, attachement nostalgiques aux doctrines, sectarisme – la philosophie n’est plus présente. Pour définir la démarche philosophique, Platon utilisa deux mots grecs, la doxa et l’épistémè.

La doxa, c’est l’opinion. L’épistémè, c’est le savoir. Du côté de la doxa : l’attachement aux dogmes, la fixité de la pensée, l’impotence du questionnement (apporter une réponse à une mauvaise question plutôt que de poser la bonne question sans posséder la réponse), le refus de se remettre en question, la paresse mentale.

Du côté de l’épistémè : la mobilité de la pensée, l’ouverture au monde, le désir de chercher et de créer (érotisme mental), la quête curieuse et difficile d’une Voie, qui serre au plus près le réel et les forces mouvantes (mais aussi imputrescibles) du cosmos. La doxa est contente d’elle-même, prétentieuse, flemmarde.

L’épistémè est insatisfaite, douloureuse (mais joyeuse), ambitieuse. La doxa est infantile et sénile à la fois, l’épistémè juvénile et sage. Pour Platon, évidemment, c’est l’épistémè qui est au cœur de la démarche philosophique. Parce que, seule, elle permet de sortir à la fois de l’ignorance et de l’inaction. Et de donner lieu à la création.

La voie philosophique est difficile si on la compare à celles des dogmatismes les plus divers. Elle est inconfortable mais gratifiante : comme celle des marins de haute mer par rapport à celle des canotiers sur un étang. Le philosophe ne s’ennuie jamais.