La Production historique révolutionnaire - L'Allégorie de la Caverne

par Yann-Ber TILLENON

Lorsque Platon a écrit La République, lorsque Aristote a écrit sa Politeia, lorsque Descartes a rédigé ses Méditations ou Pascal ses Pensées, Rousseau son Contrat social, lorsqueNietzsche a osé Par delà le Bien et Mal, etc. tous ont rompu avec leur propre époque, avec les idées générales de leurs contemporains.

Les exemples sont innombrables. La pensée philosophique est à la fois enracinée dans l’ancestral mais en rupture avec le conservatisme de l’actualité. Dans La République, Platon imagine une cité future, conforme à ses idées. Et presque tous les systèmes philosophiques sont habités par ce besoin de création d’un autre monde.

 Même Rousseau, même Marx, qui furent d’authentiques philosophes en dépit de leurs erreurs, victimes de ceux qui tentèrent d’appliquer leurs théories, ont tenté d’imaginer un autre type de société, un autre type de rapports humains et, donc, un regard différent sur le monde, qui rompe avec les habitudes, les préjugés et tout ce qu’il y a de paralysant dans les traditions.

Malheureusement, le chemin est semé d’embûches, car la théorie philosophique peut retomber dans de nouveaux préjugés, c’est-à-dire dans l’esprit de système. Dans La République, (livre VII), Platon raconte une sorte de parabole, appelée l’Allégorie de la Caverne, qui est un appel à débarrasser la connaissance et l’action de toutes les illusions et croyances.

« Figure-toi, écrit Platon, des hommes dans une demeure souterraine en forme de caverne, ayant sur toute sa largeur une entrée ouverte à la lumière ; ces hommes sont là depuis leur enfance, les jambes et le cou enchaînés, de sorte qu’ils ne peuvent bouger ni voir ailleurs que devant eux, la chaîne les empêchant de tourner la tête ; la lumière leur vient d’un feu allumé sur une hauteur, au loin derrière eux ; entre le feu et les prisonniers passe une route élevée : imagine que le long de cette route est construit un petit mur, pareil aux cloisons que les montreurs de marionnettes dressent devant eux, et au dessus desquels ils font voir leurs merveilles ». Un jour, un des prisonniers est conduit hors de la caverne, vers la lumière du jour.

Il découvre alors le monde tel qu’il est, bien qu’aveuglé dans un premier temps par la clarté solaire. Il comprend que la réalité est bien différente des pâles marionnettes (aggalmata) qu’il voyait dans la caverne. S’il retourne dans la caverne, il ne distinguera presque rien, tant ses yeux s’étaient habitués à la lumière. Il expliquera à ses anciens compagnons leur profonde erreur de prendre pour la réalité l’illusion des marionnettes et du monde sombre de la caverne. Mais ces derniers le prendront pour un fou et tenteront de le discréditer et de le sanctionner pour oser proférer de telles théories.

Dans cette allégorie, la caverne est une épreuve, un lieu de passage de l’ombre vers la lumière, de l’illusion vers la réalité. C’est l’ascension philosophique, l’éducation philosophique (educere : élever, dresser debout), qui élève de l’ignorance au savoir, de la dépendance à l’indépedance de pensée. Sortir de la caverne représente la quête de l’autonomie intellectuelle, l’incitation à trouver par soi-même et par l’expérience réelle les réponses aux questions fondamentales.

Socrate avait enseigné la même chose : pour lui, le premier pas philosophique consiste à reconnaître son ignorance pour en sortir. À reconnaître (et c’est un chemin difficile) l’inanité de beaucoup de ses propres opinions, pour prendre un recul par rapport à elles. Sortir de la caverne, c’est se défaire de ses illusions par la réflexion, c’est se forcer à distinguer le réel de l’illusoire. La méthode socratique, dite maïeutique, consistait à sortir de l’ignorance en se confrontant au dialogue contradictoire, à s’interroger soi-même avec rationalité.

Retourner dans la caverne symbolise la confrontation des idées et réalités découvertes aux illusions quotidiennes. La production philosophique suppose donc un travail préalable de critique radicale. On ne peut pas philosopher à partir des préjugés de son époque ou d’un refus de sortir de l’ignorance. Mais c’est une voie difficile. Car il est toujours plus confortable de s’accrocher aux vulgates et (par besoin de socialisation) de répéter les préceptes d’une croyance ou d’une idéologie dominante.