CONCEPTION DU POLITIQUE PAR LE "DRUIDE" PLATON

 

Yann-Ber TILLENON

Platon est le fondateur de la science politique, parce qu’il fut le premier à définir un État et une organisation sociale idéales et à créer les concepts fondateurs pour penser le politique, autour de l’individu, de la société et de l’appareil étatique. La « rectitude politique » ou réalisation d’une politique juste et harmonieuse, qui inclue tous les citoyens, telle est la nouveauté introduite par Platon, notamment dans La République (Politéia).

Platon (427–347 av. J–C) était jugé ainsi par le philosophe britannique A.N. Withehead : « toute la philosophie occidentale n’est que des notes au bas des pages de Platon ». Son École, fondée en 385 av. J–C, l’Académie, subsista près de 1.000 ans. Il influença profondément son élève Aristote et son disciple Plotin (IIIe siècle de notre ère), puis toute la Renaissance italienne et l’ensemble de la philosophie politique jusqu’à nos jours, puisqu’il est l’auteur des concepts fondamentaux auxquels nous nous référons sans même savoir qu’ils viennent de lui.

Avec Platon, naît véritablement l’idée de politique, c’est-à-dire l’organisation de la Cité (polis)  (1) au bénéfice de tous ses citoyens, comme une “chose commune ”. Jusqu’alors, le politique n’existait pas philosophiquement, puisqu’on pensait en terme de “société dirigée par un chef ou un groupe de chefs” sans ordonnancement organique, le chef régnant le plus souvent à son profit, un peu comme un seigneur à la tête d’un domaine humain, territorial et économique. Platon fut révolutionnaire parce qu’il a pensé la Cité comme un ensemble (hiérarchisé) de citoyens, sur un territoire, qui possèdent un sort et un destin communs, et non plus comme un simple agrégat humain dirigé par une chefferie, qu’elle fût autoproclamée ou élue. (2)

Le triptyque platonicien est individu/citoyen – société – État. L’individu/citoyen est un homme qui a pris conscience de sa citoyenneté, c’est-à-dire de sa responsabilité active au sein de la Cité, de sa Cité, de ses droits et de ses devoirs. Ce n’est plus un simple “habitant” qui profite ou subit en se désintéressant du sort collectif, mais un participant. La société est l’agrégat des individus mais, en tant que principe féminin (Platon n’emploie pas ce mot, mais le sous-entend), elle doit être fécondée et mise en forme, mise en perspective par l’État, principe masculin.

Cependant les hommes, pour Platon, ne peuvent devenir individus/citoyens qu’au terme d’un processus difficile qui demande de l’effort, car cela ne leur est pas naturel. Ce processus évolutif passe la «captation» d’Idées supérieures ; il exige que les philosophes s’engagent au service du bien commun, du bien public et éduquent les hommes.

C’est pourquoi, Platon pose que les véritables fondements de l’État (qui doit modifier l’esprit des hommes et organiser la société) sont la justice et l’éducation. Il affirme d’expérience que, lorsque la justice et l’éducation s’étiolent, les différentes formes de gouvernement dégénèrent et s’abandonnent à des fins purement matérielles et à la défense d’intérêts privés, le bien public disparaissant alors ; l’ignorance et l’injustice, le désordre et l’inimitié s’installent.

L’INDIVIDU–CITOYEN.

Pour Platon, l’homme est comparable à un attelage bidrige conduit par un cocher. Le cocher est l’âme raisonnable (noûs). Le premier cheval est obéissant (âme courageuse), le second, rétif (âme désirante). L’âme raisonnable est « ce qui est divin, immortel, intelligible, ce qui est indissoluble et maîtrise toujours consciemment sa propre identité ». C’est ce qu’on peut nommer l’individu (atomon) (3), ce qui transcende l’éphémère, ce qui est atemporel dans l’homme.

Le véritable individu/citoyen est celui qui prend conscience de son identité profonde, qui est plus essentiel que sa personne (persona), son masque superficiel et spontané, irréfléchi. La personne superficielle et immanente correspond au cheval rétif de l’âme désirante. L’individu/citoyen n’émerge qu’à partir d’un long processus, d’un travail sur lui-même, qui lui apprend à développer son potentiel en friche, d’une éducation philosophique. Pour Platon, les membres de la Cité doivent suivre l’éveil de cette éducation philosophique. L’individu/citoyen ne naît pas spontanément comme tel, il se construit.

L’individu/citoyen est une unité, en relation avec les lois de l’univers. De même que chaque partie du corps participe d’une unité organique, chaque individu doit constituer un tout unitaire et cohérent, et la Cité aussi doit être construite selon la même homogénéité fonctionnelle. Chaque individu/citoyen est donc, selon Platon, non pas seulement orienté vers une finalité privée, égoïste, personnelle, mas vers une finalité collective, transcendante et surplombante.

L’individu devient un tout homogène et cohérent (par rapport à lui-même) et la Cité devient aussi un tout cohérent. L’individu/citoyen est concerné par le destin de la Cité et non plus seulement par son sort privé ou celui de sa famille et de son entourage proche. Ainsi, il s’historicise, c’est-à-dire qu’il participe à l’histoire de la Cité, reliée aux ancêtres comme aux descendants, aux générations futures. (NOTE 4. Aujourd’hui).

Platon estimant que l’individu/citoyen, formé à la philosophie, parvient à concilier les trois parties de son âme (intelligente, courageuse et désirante) et, du même coup, obtient sa propre harmonie comme celle de la Cité. Il réussit à concilier ses propres intérêts avec ceux de la collectivité. L’individu/citoyen platonicien ne devient pas tel par les hasards de la naissance ou de l’hérédité, mais aussi par l’éducation philosophique appuyée par ses propres efforts.

En ce sens, n’importe qui, un simple habitant ou résident, ne peut devenir citoyen et participer à la Cité et à son idéal politique, du seul fait de sa présence ou de son lignage. La citoyenneté suppose, chez Platon, la formation par l’éducation et la volonté des intéressés. D’où la différence fondamentale entre nationalité et citoyenneté, que l’on peut déduire de la doctrine platonicienne. (NOTE 5).

Platon développe l’idée d’analogie (apparentement) entre les mondes du citoyen, de la Cité et de l’univers. Le citoyen est un microcosme (petit monde), la Cité, un mésocosme (monde intermédiaire) et l’univers un macrocosme (monde global).

L’univers est à la Cité ce que la Cité est au citoyen. La Cité est donc un miroir à double face (ou interface, ou tamis) où se reflètent et se correspondent à la fois l’équilibre intérieur des individus et les règles de l’univers. C’est d’ailleurs pourquoi, les lois de la Cité (nomoï) sont, dans la doctrine platonicienne, une transposition des lois cosmiques (NOTE 6 De cette idée née l’idée de Loi naturelle).

Platon pose une idée fondamentale, dont la portée est considérable et qui déplaît fortement à tous les courants ultra-libéraux et anarchisants, comme à toute l’idéologie de l’ultra-égalitarisme, comme aussi à toutes les conceptions politiques étroitement ethnicistes : l’homme n’est véritablement lui-même (et accompli) que membre actif d’une Cité. Si cette Cité ne correspond pas à son peuple de naissance, il doit faire un effort philosophique pour y participer. La sélection des citoyens, implicite chez Platon, dépend donc de leur capacité, de leur volonté actives de participer aux vertus civiques.

LA SOCIÉTÉ

La société est une association spontanée et calculée pour répondre à des besoins précis : matériels, économiques, immédiats (7), mais elle n’a pas de dimension politique ni historique. Elle est évidemment indispensable et correspond à la forme ancestrale de vie de l’homme en groupe. Le fondement de la société est économique et, dans La République, Platon décrit sa meilleure organisation possible : elle dépend d’abord d’une association volontaire des ses membres .

 L’activité économique, pour parvenir à la meilleure qualité doit se spécialiser, selon les métiers. Platon est le premier à prôner l’organisation des tâches et à théoriser, des siècles avant la révolution industrielle, une théorie économique dont beaucoup d’économistes modernes s’inspireront sans le dire : la division du travail.. La spécialisation économique, ou partage des tâches (chacun fait son métier et uniquement son métier) permet d’abaisser les coûts.

 

La société, pour Platon,, n’est pas uniquement une organisation économique. Elle a aussi besoin d’une justice, afin d’arbitrer les différends, d’empêcher le plus fort d’abuser du plus faible, le plus malin du plus naïf, de limiter l’exploitation économique abusive, de restreindre les différences criantes de richesse, etc. La justice sociale, tout comme la prospérité, est un ingrédient essentiel d’une société organisée.

Mais la justice ne doit pas être organisée comme la production économique. L‘économie est de l’ordre du matériel, elle peut donc tenir compte de l’intérêt individuel et de la recherche du profit. Mais la justice, elle, d’ordre immatériel, ne peut se fonder sur l’intérêt individuel, mais seulement sur un ordre applicable à tous.

Pour que l’ordre politique incarné par l’État existe, la société doit déjà exister comme une unité homogène. Cette idée platonicienne sera reprise par Aristote cent ans plus tard. Un idéal politique transcendant, éclairé par la philosophie, ne peut se mettre en place que si la société (l’infrastructure sociale fécondée par la superstructure politique étatique) forme une unité – tout comme l’individu doit former une unité.

Une société qui ne connaît pas de cohérence harmonieuse, dans laquelle les disparités sont trop grandes (quelles qu’elles soient) ne pourra jamais être correctement régulée par un État. L’unité d’une société dépend pour Platon du sentiment intérieur que ses membres ont de former un ensemble partageant les même buts et les mêmes intérêts.

Si, dans une Cité, un groupe d’hommes ne partage pas les mêmes valeurs, ou les mêmes intérêts qu’un autre groupe ou que plusieurs autres groupes, aucune société harmonieuse ne peut exister. Aristote reprendra cette constatation en ajoutant qu’une Cité, constituée d’éléments disparates ou opposés, ne peut être gouvernée que par un État despotique.

La démocratie grecque est largement fondée sur cette conviction qu’elle n’est applicable qu’à une société homogène. Une société hétérogène (désunie) n’est gouvernable que par la tyrannie, et l’appelle. En cas de société désunie, l’idéal philosophique, pour Platon, ne peut se manifester, la notion de citoyenneté ou celle d’État n’ont plus de sens.

Une société désunie ne sera qu’un groupe humain anarchique, uniquement tourné vers les fins matérielles, les luttes intestines, la guerre civile endémique, les conflits, les compromissions et les manœuvres. À la fin de l’Empire romain, sept siècles après Platon, Empire dont la base sociétale était d’une extrême hétérogénéité, était souvent cité comme un idéal perdu…

Pour éviter que la société ne sombre dans un tel désordre, Platon estimait qu’une minorité de citoyens devait se regrouper afin d’organiser la société, de manière volontaire, selon la justice, afin de la rationaliser avec autorité. Le but d’une telle entreprise est de donner à la société une perdurance dans le temps, une finalité qui dépasse les intérêts personnels, un idéal collectif, qui soit plus élevé qu’un résultat matériel mais qui soit de nature spirituelle. Cette forme d’organisation de la société, c’est l’État.

L’ÉTAT

L’État est la transformation de la société originelle, simple agrégat d’individus, en un ensemble finalisé par une perspective philosophique et historique. L’État, pour Platon, est le seul moyen de faire pénétrer l’ordre, la paix civile et la justice au sein de la société.  L’État est une forme supérieure et transcendante de société.

L’État n’est pas un ensemble naturel mais volontaire. Il est le lieu où se manifeste la conscience collective, l’unité collective, l’idée du destin commun. L’individu/citoyen est à la personnalité ce que l’État est à la société : sa forme supérieure, structurée, organisée, unifiée, transcendante. L’individu/citoyen est conscient, tout comme l’État, tandis que la personnalité tout comme la société sont des données inconscientes et passives.  (reproduire schéma de la page 68)

L’individu/citoyen est la synthèse des contradictions présentes dans la personnalité en un tout harmonieux ; de même, l’État est la synthèse des contradictions présentes dans la société, en une coïncidence des contraires (coincidentia oppositorum).

L’État rassemble les citoyens vers le même idéal, le même souci du bien commun et de la paix civile. Il veille à ce que les intérêts privés ne dépassent jamais un certain niveau de puissance, et surtout, idée platonicienne fondamentale, à ce que l’État détienne le monopole de l’exercice de la puissance supérieure.

Cette idée platonicienne a eu son rôle dans la République romaine puis dans l’Empire romain. Elle est réapparue à la fin du Moyen-Age puis à l’époque moderne avec Bodin et Hobbes. L’État platonicien doit aussi veiller à limiter la pauvreté et le dénuement économique, l’ignorance, à assurer l’éducation du peuple, à aider les malades, bref, à contribuer au bien-être de tous les membres de la Cité. Ainsi, l’État platonicien agit sur deux fronts : la situation matérielle de la population et l ‘élévation de sa conscience spirituelle. L’État platonicien se veut constructeur de destin.

La caractéristique centrale et révolutionnaire des conceptions de Platon, c’est qu’il considère l’État, la tête de la Cité, l’armature de la société, non plus comme la propriété d’un monarque ou d’oligarques (intérêt privé) mais comme l’expression transcendante de la volonté du corps organique des citoyens.(8)

 L’idéal de l’État étant donc le destin des citoyens, réunis en corps organique, il est donc le produit d’une pensée commune et non pas d’un dessein particulier. Mais, encore un fois, cela n’est possible que si les citoyens (notamment grâce à l’éducation – et Aristote ajoutera “grâce à la communauté d’origine”) sentent qu’ils vivent dans une unité et veulent vivre dans une unité. L’État est donc me lieu où se forge une production collective (matérielle et immatérielle, les deux étant liés), une création historique.

Donc, pour Platon, l’État est inséparable, d’un projet, d’un but historique, d’un idéal philosophique. Un État qui n’a pour objectif que l’aisance matérielle à court terme de la société ou les prébendes de ses dirigeants n’est pas un véritable État. Ce qu’on nomme aujourd’hui l’ “État français”, par exemple, n’est pas un État au sens platonicien (9). L’État platonicien doit insuffler un idéal politique. Mais cet idéal ne possède pas la même nature philosophique que celle défendue par la révolution française ou la révolution américaine, en dépit de ressemblances fallacieuses.

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Platon place évidemment la barre très haut. L’État doit élever les citoyens à un niveau très élevé, en leur garantissant une éducation philosophique et un idéal au service de la Cité, au-dessus de leurs intérêts privés.. Les buts de l’État platonicien, qui permettent d’innerver la société des valeurs étatiques, sont situés au dessus de la survie de l’individu/citoyen.  La justice commune, le destin commun et le bien commun doivent être la priorité dans l’âme de chaque citoyen. L’idéal platonicien de l’État est une transcendance qui fédère et dépasse à la fois la société et l’individu.

La notion de justice est la valeur centrale de l’État platonicien. Nous reviendrons plus bas sur sa signification. La différence principale entre cet État platonicien et la conception de la démocratie athénienne de son époque (où le tirage au sort et l’élection désignaient les magistrats et les dirigeants)  est que les dirigeants de l’État platonicien ne sont pas nécessairement ceux qui veulent le plaisir immédiat du peuple.

La démocratie est, pour Platon, trop soumise à la « rhétorique » (nous parlerions aujourd’hui de démagogie) qui vante l’intérêt immédiat et à court terme au détriment d’une politique étatique qui poursuit le bien de la Cité à long terme. C’est pourquoi les dirigeants de l’État platonicien sont des philosophes sélectionnés et non pas des tribuns élus par la foule.

LA JUSTICE.       

 

La notion de justice (dikaiosyné) est une vertu centrale dans l’État platonicien. Dans le livre II de La République, Platon fait parler son maître Socrate, qui expose que la justice ne saurait provenir de l’individu/citoyen pour remonter vers l’État, mais doit au contraire procéder de l’État pour être insufflée vers l’individu/citoyen. Platon pense en effet (avec un certain pessimisme anthropologique qui le distingue radicalement des philosophes des Lumières) que la pratique de la justice comme les autres vertus ne sont pas spontanées chez la plupart des hommes.

 Platon expose que « la justice règne lorsque toutes les parties de l’âme remplissent les devoirs et les activités qui leur incombent »

La justice est, pour Platon, un bien métaphysique qui ne peut pas s’acheter, se monnayer, parce qu’il n’est pas quantifiable. Un acte est juste ou ne l’est pas, il ne peut être à moitié juste.

D’autre part, spontanément, tout homme a soif de justice, même s’il ne la pratique pas lui-même. La justice est un “archétype fondamental ” auquel on aspire individuellement et collectivement, parce qu’elle est le signe de la reconnaissance d’une dignité. Donc, les hommes ont l’idée de la justice, mais sa pratique doit être imposée et garantie par l’État.

Platon définit la justice selon le droit naturel grec de son temps qui faisait l’unanimité à Athènes depuis Solon, c’est à dire : le fait de donner à chacun son dû, ce qui lui est propre, ce qui est la contrepartie de ses actes ( récompense, punition, gain ou perte, selon les fautes et les mérites) et ce qui correspond à sa nature et à ses besoins.

Cette conception de la justice, très éloignée par exemple de la philosophie égalitaire, implique deux choses : une éthique de la responsabilité et l’acceptation que la justice n’est pas la même pour tous. Une peine ou une récompense seront fonction de l’homme à qui elles seront destinées.

La justice humaine reproduit l’équilibre de la loi naturelle, l’ordre universel du cosmos. Celui qui la prononce doit s’abstraire de tout sentiment personnel. La justice ne concerne pas seulement l’ordre pénal et judiciaire mais tous les actes de gouvernement. Un acte de gouvernement, une loi, sont dits justes non pas s’ils ne lèsent personne mais s’ils répondent à l’intérêt supérieur de la Cité.

La Polis, Cité-État est un microcosme de l’univers, la justice étant le ciment de son harmonie. La justice est le fondement de l’ordre, un ordre injuste étant une contradiction dans les termes et débouchant nécessairement sur le désordre. L’ordre intelligent de la Cité correspond à l’ordre intelligent du cosmos. Le but de la justice d’État est que chacun soit à sa place dans la Cité et, surtout, se sente à sa place, admette son sort et se départisse de l’envie.

C’est pourquoi la justice est une application du Bien (kalos) individuel et collectif. Platon, en métaphysicien, considérait que ce Bien était l’essence de l’Être du cosmos. Réaliser le bien commun dans la Cité, c’était imiter l’équilibre de la nature et de l’univers, qui veille, par exemple, à ce que le soleil soit immuablement présent tous les matins, que le rythme des saisons soit stable.

 Platon a ainsi posé les prémisses de l’État de droit, qui n’étaient pas évidentes à son époque : l’individu/citoyen doit pouvoir compter sur une autorité et sur des règles constantes, impartiales, prévisibles, dépourvues de toute fantaisie, débarrassées de toute passion, appartenant à la sphère supérieure de la sagesse, de la philosophie.

Platon s’oppose en fait à deux modèles courants à son époque : la démocratie, dont il se méfie parce qu’elle peut faire régner la passion du nombre, l’intérêt à court terme, le talent passager d’un tribun rhéteur ; et le despotisme, qui soumet le peuple à la violence capricieuse d’un prince ou d’une minorité. Les gouvernants de la Cité–État idéale de Platon doivent d’abord posséder la vertu (arétè), qualité à la fois morale et philosophique, qui inclut le courage, mais aussi la connaissance et le talent.

L’individu/citoyen, lui, n’a pas besoin de posséder une connaissance et un talent étendus , en dehors de son métier spécialisé, mais il doit posséder la vertu, qui lui est enseignée par l’État. C’est pourquoi n’importe quel citoyen n’est pas digne de devenir un gouvernant, pour une simple raison de capacité ; et c’est pourquoi Platon récuse le système électif qui pourrait placer à la tête de l’État des citoyens incompétents.

Platon insiste aussi dans La République sur une notion capitale qui est que le fond vaut mieux que la forme. Les qualités et vertus des gouvernants, leur sens de la justice (donc, leur mode de recrutement) sont beaucoup plus importants que la constitution de la Cité, l’organisation formelle de son gouvernement. Les dirigeants, enfin, doivent être des exemples vivants pour les citoyens et montrer les quatre qualités suivantes : objectivité dans le jugement, impartialité et détachement passionnel, honnêteté (dont fidélité à la parole et courage d’assumer les décisions) et capacité intellectuelle. Ce sont les qualités des philosophes.

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 Ces conceptions platoniciennes ont parfois été vivement critiquées par l’idéologie des Lumières – et ses successeurs – qui reprochent à Platon d’avoir jeté les bases d’un État autoritaire, voire totalitaire, ce qui est un mauvais procès. En revanche, il est exact que Platon se méfiait de la démocratie et prônait un sévère élitisme (inégalitaire, évidemment) fondé, non pas sur la naissance mais sur la sélection des capacités.

Platon a influencé Aristote qui, dans L’Éthique à Nicomaque, estime que les dirigeants d’une Cité doivent être choisis selon une égale proportion entre le mérite et les valeurs morales, ce qui exclut l’élection directe de n’importe quel citoyen. Néanmoins, Aristote, beaucoup moins porté sur la métaphysique que Platon, s’opposait à ce que les non-natifs d’une Cité, même doués de toutes les qualités, puissent devenir dirigeants.

Des siècles plus tard, le juriste et avocat romain Cicéron dans son traité sur Les lois estimait que la justice dépassait la légalité écrite et devait s’inspirer de la loi naturelle, lex naturalis, originelle, immuable, intemporelle. Montesquieu, au XVIIIe siècle, reprendra la conception platonicienne d’intemporalité et d’immuabilité de la justice, l’idée de justice étant supérieure et antérieure à toutes les lois humaines : pour lui les lois humaines doivent « dériver de la nature des choses ». Dans la Critique de la Raison pratique, Emmanuel Kant reprend Platon en énonçant : « agis comme si le principe de ton action pouvait être érigé par ta volonté en loi universelle de la nature ».

Tous ont donc retenu l’idée platonicienne que la justice est l’application de l’ordre universel. Cette idée ne peut en aucun cas être récupérée par les tenants actuels de l’humanitarisme égalitaire. En effet, l’ordre universel, la lex naturalis, nomos tou kosmou ne signifie absolument pas un traitement égal pour tous, mais un traitement juste, c’est-à-dire conforme à la nature de chacun. Nous verrons plus loin les liens entre Platon et la cosmologie égyptienne, dont il s’est peut-être inspiré.

L’ÉDUCATION

Avec la justice, l’éducation (païdeïa) est le deuxième pilier de la Cité platonicienne. Le mot éducation vient du latin educere qui signifie “ conduire hors de ”, “élever” vers un état supérieur, sur le plan de la connaissance, de la responsabilité, de la conscience de soi et des autres. L’État platonicien doit éduquer les citoyens sur les plans des connaissances et de la morale, ce dernier terme signifiant : faire passer les intérêts de la Cité avant les siens propres.

L’éducation est l’apprentissage de la station droite, debout. Pour Platon, l’éducation est ce qui permet de se libérer de l’instinct, mais aussi de faire apparaître des potentialités latentes dans chaque individu, de lui permettre d’accéder à un niveau de conscience plus élevé. L’éducation consiste à faire de chaque individu/citoyen une unité cohérente, à l’image de l’État comme du cosmos. Le citoyen devient ainsi autonome et obéissant volontaire.

Platon dans La République et dans Les Lois développe ainsi sa conception de l’homme libre : celui qui adhère aux lois de la Cité, par volonté (sinon, il s’exile), qui participe par son travail à la prospérité de la Cité, qui admet sa place dans la Cité, qui s’en remet à la justice de l’État. Tout cela n’est possible que par l’éducation reçue.

Cette éducation permet l’individuation du citoyen, c’est-à-dire la prise de conscience de son potentiel et de son originalité. Seule la claire conscience, la lucidité permet au citoyen de faire des choix judicieux. L’éducation doit parvenir à éveiller (au sommet) à l’intelligence (noésis), ce dont peu d’hommes sont effectivement capables : seuls peuvent devenir dirigeants de la Cité ceux qui sont parvenus à ce stade. Mais tous les citoyens doivent au moins parvenir au stade de la connaissance (dianoïa).

L’éducation platonicienne n’est pas strictement intellectuelle (sciences et philosophie) puisqu’elle comprend aussi la gymnastique, pour maîtriser le corps, et la musique, pour élever l’âme et harmoniser les sentiments. Nous allons voir plus en détail comment l’éducation s’organise dans la Cité idéale platonicienne.

LA CITÉ IDÉALE

Résumons donc, à partir de La République et des Lois, ce qu’est la Cité idéale pour Platon et le meilleur État possible. La naissance de la chose politique ne provient pas d’un instinct poussant l’homme à la création d’un État, mais de la faiblesse de l’individu. N’étant capable de réaliser, à partir de lui-même, que des actions limitées, il doit s’associer aux autres au sein d’une société pratiquant la division du travail. Cette société doit ensuite être dirigé par un État qui soit la   sélection des meilleurs citoyens, sur le plan de la vertu et des qualités intellectuelles.

Platon établit une analogie constante entre l’État et l’individu, mais aussi entre l’ensemble de la Cité et l’individu, dont l’âme est divisée en trois parties. Ainsi la Cité idéale est rigoureusement hiérarchisée en classes, qui sont regroupées en trois parties., en trois ordres. L’ordre dominant est l’ordre des sages, qui correspond à la partie intelligible de l’âme ou raison.

Platon insiste : ce sont les philosophes qui doivent êtres placés à la tête de l’État. Ces «philosophes-rois» se distinguent par des dons particuliers et ont été sélectionnés et perfectionnés par une formation de 50 ans dans tous les domaines. En eux doivent se trouver réunies la force et la sagesse.

 En dessous vient l’ordre des gardiens : ils veillent à la défense de l’État et de la Cité contre les périls aussi bien extérieurs qu’intérieurs. Cet ordre est composé de guerriers. Il correspond à la partie sensible de l’âme, ou courage. Puis, à la base, il y a la classe des simples citoyens divisés en artisans, commerçants et paysans. Ils doivent assurer l’approvisionnement de la Cité et sont organisés dans ce que Platon nomme l’ordre des producteurs. Celui-ci correspond à la partie consommatrice de l’âme, ou appétit. 

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L’éducation revêt, nous l’avons vu, une signification particulière pour Platon, en tant que fondement du cops politique tout entier. Il n’existe, dans la Cité idéale aucune limitation d’ordre législatif qui borne la puissance du souverain. Les philosophes-rois détiennent absolument tous les pouvoirs.

C’est leur sagesse et leur science (issue d’une éducation extrêmement poussée qui vient s’ajouter à une impitoyable sélection aristocratique) qui leur permettent d’éviter toute décision injuste (évitant ainsi la tyrannie) et de ne prendre que des décisions parfaitement appropriées.

Platon estimait en effet que le contrôle du souverain par une législation votée de manière majoritaire et démocratique était une aberration, puisque c’était confier à des incompétents le destin de la Cité.

L’éducation prévoit : 1) l’éducation élémentaire par la musique, la poésie et la gymnastique, jusqu’à la 20e année ; 2) l’éducation scientifique en mathématique, astronomie et science de l’harmonie, pendant 10 ans ; 3) l’initiation à la dialectique (philosophie) pendant 5 ans ; l’action pratique dans l’État, pendant 15 ans. Puis, après cela, pour ceux qui ont réussi à monter jusqu’en haut du parcours, le choix entre l’accès au pouvoir ou la vie contemplative.

Au cours de la période de formation, les individus doivent affronter de nombreux examens, qui affinent sans cesse la sélection des citoyens ; c’est, au final, un nombre très restreint qui accède au rang des gouverneurs philosophes.

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La Cité idéale platonicienne peut être qualifiée de “communiste”, au sens originel du terme. Pour exclure dès le départ toute pensée égoïste, Platon veut instaurer la communauté des biens, surtout dans les deux ordres supérieurs, souverain et guerrier. La propriété privée est interdite dans les deux ordres supérieurs. Dans l’ordre des producteurs, elle est sévèrement encadrée.

Platon va encore plus loin : les femmes et les enfants sont communs à tous. Ainsi, par cette règle, on veut ôter à l’ordre militaire la tentation de s’emparer des femmes et des enfants des autres et de diriger ses forces vers l’intérieur du pays.

La procréation des enfants est soumise à l’eugénisme : les naissances sont réglementées par l’État, de sorte qu’elles obéissent à une sélection des meilleurs. Cette notion de sélection (par les naissances puis par l’éducation) est fondamentale dans la Cité platonicienne, réglementée par un rigoureux dirigisme.

Tout comme la vertu (arétè) de l’individu naît de la domination de la raison, la vertu de l’État naît de la souveraineté de la philosophie, c’est-à-dire des philosophes –rois. L’ordre militaire correspond au courage, qui recèle en lui l’idéal de bravoure. Dans l’ordre des producteurs, la vertu centrale est la modération, qui est un bouclier contre la convoitise et l’exploitation.

Pour l’individu comme pour l’État, la vertu de justice ne consiste pas dans la réalisation d’une tâche particulière mais dans l’harmonie collective qui naît de l’ajustement et de l’exercice des meilleures activités.

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Certains ont pu qualifier de totalitaire la Cité platonicienne, en ce sens qu’elle forme une totalité harmonieuse, comme un individu en bonne santé. Mais elle ne ressemble en rien aux “totalitarismes” des époques contemporaines, qui sont plutôt fondés sur ce que les Grecs appelaient le “despotisme”.

La constitution de l’État platonicien peut être dite aristocratique, puisqu’elle repose sur le gouvernement des meilleurs. Platon décrit le “cycle des constitutions” possibles pour différents pays. Pour lui, le risque du régime aristocratique est d’être renversé par la timocratie, où l’ordre guerrier prend le dessus et où règne le culte exagéré des honneurs, de la force, du culte de la personnalité ; puis, risque de se profiler une autre forme de gouvernement, l’oligarchie.

Les gouvernants, même de qualité, forment alors une caste sans circulation des élites, avec une influence grandissante donnée à l’argent. La force, la direction sociale et la propriété des biens matériels coïncident. La richesse atteint une place centrale dans cette forme dégénérée de l’État : « les dirigeants poursuivent de plus en plus la richesse et plus ils y attachent de prix, moins ils en accordent à la vertu.».

Suit alors une révolution, qui précipite la maladie collective. Car ceux qui n’ont pas de richesses veulent renverser ceux qui en possèdent trop. Apparaît alors la démocratie, règne plus ou moins égalitaire de la masse de la troisième fonction, qui plonge la Cité dans le désordre et les disputes partisanes incessantes. La démocratie donne immanquablement lieu à l’anarchie.

C’est alors qu’au terme d’un coup d’État ou d’une nouvelle révolution, se met en place la pire forme de gouvernement possible, la tyrannie. Celle-ci est le régime dans lequel une caste ou un seul homme entouré d’une cour règnent par la violence et l’injustice sur une société désorganisée, hétéroclite, en proie aux luttes intestines. Seule la violence du tyran parvient à maintenir un simulacre d’ordre et de cohésion.   

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Platon essaya d’ériger en Sicile sa Cité idéale, mais il échoua. Dans son œuvre de vieillesse, les Lois, il amenda certains principes de La République. L’État n’est plus dirigé par un souverain idéal, philosophe omniscient et sage suprême. L’État est régi par des Lois, préceptrices de toutes les institutions et de tous les citoyens.

Platon reconnaît l’imperfection de la nature humaine et l’impossibilité d’obtenir un souverain idéal. Il invente l’État constitutionnel de droit, mais toujours fondé sur les principes énoncés dans La République : sélection rigoureuse, prévalence de l’intérêt collectif sur l’intérêt individuel, hiérarchie des fonctions.

Il est à noter que la république aristocratique de Platon, comme paradigme de constitution d’une Cité, rejette à la fois le modèle dynastique et le modèle démocratique

NOTES

1 La polis n’est pas la “ville”, mais l’oeucoumène (oïkouménia) ou “espace territorial où vit une communauté ”, urbain, rural et maritime.. La traduction latine de polis, est civitas, cité ; en ce sens “politique” et “civique” sont synonymes.

2 Platon s’est inspiré de ce qui apparaissait parfois, sous forme latente, dans les Cités grecques, par opposition à ce qu’il voyait, autour de lui, à son époque, dans le monde dit “barbare” ou non-grec : des royaumes despotiques ou des tribus désordonnées.

3 Atomon, qui a donné le mot atome (insécable, du verbe grec tomeïn, couper, diviser), est l’équivalent du latin individuum (élément indivisible), du verbe dividere.

4. Cette vision pan-historique de la Cité a été totalement oubliée dans le monde occidental d’aujourd’hui, où les nations ne sont plus conçues que comme agrégats socio-économiques, dépourvues de toute dimension historique ou ethnique.

7 Les idées de Platon sur la société seront reprises au XIXe siècle par l’un des fondateurs de la sociologie, Ferdinand Tönnies, dans son célèbre essai Gemeinschaft und Gesellschaft, “ Communauté et Société ”.

8. D’où le terme de république (res publica, affaire publique) pour désigner la forme de l’État.

9. Il n’est pas maître chez lui, puisqu’il n’est pas capable de défendre ses propres sociétaires qui payent pourtant des impôts ; et, en amont, il se fait grignoter ses prérogatives par un embryon d’État européen. De même, les mouvements régionalistes en Europe ne peuvent être crédibles s’ils ne créent pas d’État structuré qui réponde concrètement aux besoins des gens ; faute de quoi, ils restent dans le domaine du folklore régional, du show business.

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Yann-Ber TILLENON. Kêrvreizh