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LE PARI BRETON


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le : 24. 04. 2007 [02:00]
Yann-Ber TILLENON
Yann-Ber TILLENON
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LE PARI BRETON



Depuis le XVIIIe siècle, un mouvement de reconstruction de la langue bretonne se poursuit. La littérature qui en naît s'affranchira du localisme, et le néo-breton passera à là vie courante. Certes, seule une petite minorité parle le breton moderne. Quelles sont ses raisons? Cette question n’a de sens qu'adressée aux poètes, que sont ceux qui font le breton.

Ainsi répond Guy Étienne, deux fois poète. En pariant sur la vie du breton moderne, ni plus ni moins improbable que celle de toute autre langue, il parie du même coup sur la poésie, ouverture à tous les possibles qui exige d'être menée à un point d'achèvement.




L’histoire de la langue bretonne se résume en 1500 ans de ruines et de regains alternés dans des circonstances rarement favorables. Importée de Grande-Bretagne en Armorique entre le Ve et le VIIe siècle, elle fut aux VIIIe et IXe la langue celtique la plus évoluée culturellement, à égalité avec le latin dans les monastères, et s'effondra au Xe siècle, lors de l’occupation normande, par l’exode des classes dirigeantes et la destruction des manuscrits.

Autre apogée, aux XVe et XVIe siècles, marqué par une langue littéraire bien codifiée, préservée pour l’essentiel dans sa phonologie, sa morphologie, sa syntaxe et sa versification, mais fortement influencée par le français dans son vocabulaire.

PÉPITES LINGUISTIQUES

Dès lors deux courants commencent de diverger : d’une part, les dialectes des ruraux analphabètes charriant passivement des pépites linguistiques qui ne seront souvent repérées et exploitées que trois ou quatre cents ans plus tard; de l’autre, la langue parlée et écrite par des lettrés ou semi-lettrés toujours bilingues puisant leur matière aussi bien dans le monde culturel de l’époque que dans la riche orature de leur peuple.

C’est parmi eux que se dessina dès le XVIIIe siècle un mouvement de reconstruction de la langue qui se poursuit de nos jours. Reconstruction menée non à partir de l’ancienne langue littéraire, mais des dialectes : remplacement des emprunts intempestifs par des termes récupérés dans les vernaculaires, dans le passé de la langue, voire dans la langue sœur le gallois, épuration de la syntaxe, rationalisation de l’orthographe.

Reconstruction qui permettra l’éclosion d’une littérature d’abord emprisonnée dans le rapport organique des écrivains à la société traditionnelle (revues religieuses, ouvrages de vulgarisation, pièces, romans, poésies didactiques); puis, après la première guerre mondiale et la disparition du public rural (pour lequel les tirages dépassaient les 20 000), la première entreprise littéraire moderne, affranchie du régionalisme, livrant à ses cinquante lecteurs de départ les chefs-d’œuvre de la littérature mondiale, publiant des poètes et prosateurs à leur tour traduits en anglais, en allemand, dans les autres langues celtiques et en français.


Dans le second après-guerre, ce néo-breton passe du domaine littéraire à la vie courante. Il est la langue dans laquelle de jeunes couples élèvent leurs enfants. L’objectif devient l’enseignement public non seulement de la langue mais, par la langue, de toutes les matières, du primaire à l’université.

On assiste à une explosion lexicale où la néologie prend le pas sur l’emprunt, et des milliers de nouveaux vocables voient le jour chaque année.

Le mouvement bénéficie d’un virage de l’opinion qui, d’indifférente ou hostile dans le second quart du siècle, en vient à faire de la langue un drapeau; les élus sans distinction de couleur mettent leur point d’honneur à accorder des subventions aux écoles bilingues maternelles et primaires, et des banques assurent leur appui aux éditions scolaires.

Il s'agit pourtant d’un phénomène très minoritaire. Alors que les derniers dialectes s’évanouissent dans une société entièrement francisée, on n’estime pas au-delà de quelques centaines le nombre de ceux qui ont fait du breton moderne leur parler quotidien.

NÉO-BRETON

Maintenant qui dira pourquoi à chaque génération des jeunes vouent leur existence à une langue pratiquement éteinte ? Eux-mêmes ? Mais les motivations qu’ils allèguent sont peu convaincantes sinon contradictoires.

«C’est uniquement l’ordre d’un de mes supérieurs (... ), afin d’aider, par ce moyen, nos jeunes religieux et plusieurs ecclésiastiques zélés du pays, à traduire leurs sermons français en breton, pour pouvoir prêcher au peuple de la basse province, dont la plus grande partie ne sait pas la langue française,, et qui cependant est très avide de la parole de Dieu. »

Ainsi déjà en 1732 le Père Grégoire de Rostrenen rendait raison de son Dictionnaire français-celtique ou français-breton, ouvrage visant en fait à réunifier les vocabulaires dialectaux, de plus foisonnant de termes anciens ou pris au gallois, tout aussi inconnus du «peuple de la basse province» - précaution utile quand on sait que l’Eglise en Bretagne a constamment pris ombrage du quasi-sacerdoce linguistique où elle voyait s’engager ses gens, parallèle des serments d’allégeance à la France répétés par d’autres militants culturels suspectés d’autonomisme.

Pour ceux que la crainte de l’Eglise ou de l’Etat ne retenait pas, leur justification se ramène presque toujours à l’ethnocentrisme, tour à tour romantique, nationaliste, prolétarien, écologiste.


Quant aux thèses des observateurs, elles ne sont guère plus satisfaisantes. Pour tel sociologue, il s’agit de la revendication d'une identité menacée par le monde moderne se traduisant par un néo-archaïsme ; pour tel psychologue, d’un retour du refoulé après le traumatisme qui étouffa la langue maternelle.

Ces explications rendent compte d’un aspect de la réalité: il y a certes en Bretagne comme ailleurs des mal sortis du monde traditionnel qui en vénèrent avec ressentiment les vestiges et parmi eux les derniers patois.

Mais que dire de ces enfants qui depuis cinquante ans ont été les premiers à avoir le néo-breton pour langue de tous les jours, dont les parents issus de milieux urbains ne comptent certains d’entre eux aucun bretonnant dans leur ascendance depuis des siècles?

Rien, il n’y a rien à y comprendre tant qu’on fait état de la langue comme d’un objet perdu à retrouver ou d’un patrimoine à préserver.


Or, le breton doit d'être encore là, contre toute logique historique, non à ceux qui le gardent, mais à ceux qui le font, pour qui importe moins sa présence que son possible, et encore moins son possible de langue que le possible par la langue.

UN MÊME VENT

Je ne vois qu’un phénomène aussi résistant à l’explication : la poésie. Ce n’est pas un hasard. Qu’est-ce qui fait qu’une langue est vivante ? D’être parlée sans doute. Mais plus essentiellement, l’inadéquation qui met ses locuteurs en demeure de la réinventer à chaque instant.

Or, entre l’abîme de l’impuissance foncière de sa langue éprouvée par le poète et la faille que chacun tente de réduire dans son discours quotidien, il n’y a différence que de degré. Le même vent y souffle, le même poiein y est sollicité. En définitive, la vie d'une langue est la poésie à l’œuvre dans son intimité.


Un exemple. En 1965, le français accueillait les emprunts américains hardware - software et, en 1974, les remplaçait par matériel - logiciel. Comment interpréter cette fabrication lexicale - alors que les autres langues s’accommodent des mots américains ?

Comme un chauvinisme d’arrière-garde ? Ou comme une création, une poièse, par adossement à l’américain et saut dans l’inédit, avec des rebondissements innombrables : progiciel, ludiciel, logimétrie, nouvelle souche de vocables et de pensée prenant ainsi racine, poème dans l’étoffe de la langue ?


Autre exemple, breton (quelle occasion pour la poésie quand une langue doit couvrir plusieurs siècles en quelques décennies !) : François Vallée (1860-1949), initiateur de la néologie bretonne moderne — assez prudent pour donner ses innovations comme des rétablissements — présenta dans les années vingt l’opposition entre les suffixes adjectivaux -el et -ek comme opposition entre extension et compréhension.

« Doueelezh c’est la «divinité» au sens de nature de Dieu; doueegezh, formé de doueek qui possède du « dieu », du « divin», sera la « divinité», le «divin» dans les personnes. L’apostrophe célèbre de Mirabeau:,«Il n’y a pas de divinité en toi, Barnave ! » pourrait se rendre avec une grande précision par : N’eus ket a zoueegezh ennout ! » (Grand dict. fr.-br, 1931).


L’opposition existait d'une façon diffuse, isolée, en breton comme elle existe en d'autres langues (fr. pondéral/pondéreux). Mais personne avant Vallée ne l’avait privilégiée au point de la concrétiser dans la morphologie, d’en faire une fonction signifiante et une base pour la pensée.

Une fois posée, elle fut accueillie comme un enrichissement indispensable par les locuteurs, qui se mirent à la pratiquer comme si elle avait fait corps immémorial avec la langue. Une performance singulière donnait lieu à la formation d’une compétence nouvelle.


Parler une langue, c’est la maintenir en recyclage permanent: tantôt ici, tantôt là, se produit en elle une émergence à la façon dont se fait un poème. Le poète circule aussi autour du poème en travail jusqu’à l’instant où il le ressent comme fini. Et ce ressenti est le signe de l’achèvement de la compétence dont le poème est la performance inaugurale.

SÉPARATION ET IDENTIFICATION

Langue parlée, langue écrite ? L’une peut-elle aller sans l’autre? Une langue seulement parlée n’a d’existence que celle du groupe qui la parle. Une langue seulement écrite meurt d’inanition sociale. Le breton a dû naviguer entre ces deux écueils depuis un siècle.

Les dialectes du XIXe siècle bénéficiaient de la stabilité rurale et, dans une certaine mesure, de l’influence des lettrés, principalement du clergé, eux-mêmes influencés par la langue littéraire en voie d’unification.


Il nous est a posteriori évident que cette configuration était condamnée historiquement, en tout cas condamnable éthiquement. Je m’explique. Le locuteur dialectal était avec l’extérieur dans un rapport fonctionnant sur le mode de l’assimilation ou du rejet.

Ou bien il repoussait la culture des villes et les porteurs de cette culture — et pour l'Eglise c’était celle issue de la Révolution —, ou bien il s’assimilait en reniant la sienne propre. Car le parler dialectal était un code intégré à l’ensemble des codes sociaux; aucune coupure entre structures langagières et structures sociales; enfreindre les règles langagières était une atteinte à la morale: la langue libre conduisait aux mœurs dissolues.

L’espace du langage et l’espace social ne faisaient qu’un; de là, le localisme des parlers et leur faible cohésion géolinguistique : chacune de ces tribus qu’étaient les paroisses tendait à posséder son sous-dialecte.

La pression du français se traduisait, non par emprunt, mais par effraction, formes locales et formes hors-venues se juxtaposant, la couche langagière liée à la vie moderne confinant une couche archaïque aux relations privées et finissant par l’éliminer.


Dans le cas considéré, il n’y a donc pas une relation d’espèce à genre selon la définition classique du dialecte qui en fait «la forme locale d’une langue». Les auteurs contemporains qui se complaisent à attendrir leurs lecteurs sur le paradis perdu du monde traditionnel passent sous silence le gouffre qui les en sépare, la liberté intellectuelle acquise en le quittant et, surtout, l’accès à une langue qui leur permet d’en parler.

Car la langue implique une séparation du langage et de la société; elle dispose d'un espace propre, isotrope, illimité, affranchi de la géographie, déterminé par la libre circulation de la parole.

Le locuteur de langue connaît un rapport d’identification et de différenciation. Il constitue l’unité de son parler dans le miroir des autres langues.

Les créateurs du français identifiaient leur dialecte au latin et, plus ils l’identifiaient, plus leur dialecte se trouvait différencié, du latin d’abord, de lui-même ensuite: devenant langue à son tour.


Cette émergence de langue par adossement est aussi celle de l’anglais, de l’allemand... et du breton.

C’est en identifiant leurs dialectes au français que les pionniers du breton moderne les en ont différenciés et ont différencié de ces dialectes une langue naissante, libre de tout localisme et unifiée (au scandale des régionalistes qui y dénonçaient un attentat à « la langue sacrée de nos pères»).

Le critère le plus solide de la langue est que son locuteur entretient avec elle une distanciation, une relation d’étranger garante de l’indépendance de sa parole.


L’IMPROBABLE DE LA POÉSIE

Le bouleversement de la première guerre mondiale avait précipité la dégradation des dialectes et privé de leur clientèle les lettrés traditionnels.

La poignée d’intellectuels qui prenait le relais en imprimant à la langue un bond en avant qualitatif, se trouvait dramatiquement coupée de la masse des bretonnants.

Tous étaient écrivains et il fallut attendre le second après-guerre pour que le breton moderne devienne une langue parlée.

En dépit d'un soupçon d’existence officielle (panneaux routiers, délibérations de conseils d’élus), la question demeure: le néo-breton a-t-il quelque chance de se tailler une place au soleil ? C’est improbable.

Mais, ajouterai-je, de la façon dont est improbable la poésie. La vie des langues, et l'histoire contemporaine ne le contredira pas, est tout à fait imprévisible. Comme fait social, elle dépend de la politique et de l’économie. Comme fait poétique, elle est ouverture à tous les possibles.


«Telle phrase de Marina Tsvetaeva est son temps regroupé en un regard – cristal qui met en branle mon temps entier, le fait se regrouper en un regard, mien sans conteste, et sien par une passation en deçà de l’être, une filiation, jubilante désappropriation.»

J’avais d'abord écrit cela en breton. Là où je dis temps j’avais mis hoali, soit «durée de la vie» – l'un et l'autre termes, inadéquats de façon différente, requérant la poésie dans le lecteur pour réduire l'écart. Apprendre la langue, apprendre la poésie, c'est tout un.

Guy Etienne

L’Ane, magazine freudien – juillet septembre 1990, numéro 43 58F