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L'HÉBREU, LANGUE PROMISE SUR UNE TERRE MATERNELLE


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le : 24. 04. 2007 [02:05]
Yann-Ber TILLENON
Yann-Ber TILLENON
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Ce texte publié, je crois bien par la fille de shimon Perez, est assez riche d'enseignement pour nous dans notre relation à notre nouvelle langue moderne!

L'hébreu, langue promise sur une terre maternelle

Il n'est pas étonnant que le renouveau de la langue hébraïque ait précédé la création de l'État d'Israël. C'est comme si le fait de se retrouver autour des mots impliquait aussi de retrouver une terre. Mais une difficulté en résultait : l'hébreu ancien, jamais oublié par le peuple, s'identifiait au sacré. Il était appelé « la langue du sacré », partiellement assimilée à la parole divine.

Comment assumer un tel poids dans la vie quotidienne ? Comment accepter une laïcisation que certains considéraient comme une profanation ? Le conflit était inévitable entre les religieux et ceux qui pensaient que la renaissance de l'État passait par celle de la langue. je me souviens toujours d'Ithamar Ben-Avi. Puisque son père l'avait coupé des autres enfants qui ne parlaient pas hébreu, il lui avait amené un chien :

« Mais avec lui aussi tu ne devras parler qu'en hébreu », déclara-t-il à son fils. « Comme le berger porte les brebis sur ses épaules, je portai mon chiot et je le baptisai du mot hébreu Mahir, "vif'. Vif à la course et vif d'esprit. [... ] C'était pour moi un véritable ami, fidèle, et qui me protégeait chaque fois que j'essayais à nouveau de m'esquiver dans la rue pour quelques instants. »

Les fanatiques religieux de Jérusalem provoquaient l'enfant lorsqu'il sortait dans la rue : les religieux qui appelaient Ithamar , le fils de Ben Yehud'ke, le mécréant », lapidèrent Mahir à mort. « Un paysan arabe rapporta le chien mort à la maison contre une petite rétribution, et ce fut dans notre cour de Souccat Shalom ["cabane de paix"] que nous enterrâmes le "premier chien hébreu", mort en héros pour la défense du "premier enfant hébreu". »



La ténacité de Ben-Yéhouda a porté ses fruits. Ithamar parla l'hébreu et seulement l'hébreu. Il eut recours à son imagination pour fabriquer des mots qui manquaient dans le quotidien. Il a créé par exemple le mot sevivon, pour dire « toupie », et des centaines d'autres mots, dont les enfants d'aujourd'hui ne soupçonnent même pas l'étonnante genèse.

Les adultes qui parlèrent ensuite l'hébreu couramment ignorent généralement l'histoire de cette étrange coexistence entre de jeunes mots qui datent d'à peine cent ans et des mots millénaires. La maison de Ben-Yéhouda devint une sorte de temple de son dictionnaire vivant et une véritable fabrique où il construisit de nouveaux mots à partir de langues voisines, ou calqués sur des langues européennes, souvent à partir du français, puisque Ben-Yéhouda comme son fils ont reçu une partie de leur éducation en France.

Ainsi, bouba copie « poupée ». Ben-Yéhouda a également créé de nouveaux mots pour remplacer certaines périphrases dont on se servait jusque-là : dictionnaire pour « livre de mots » ; journal pour « livre du jour » ; montre pour « tableau d'heures »...

Autre difficulté pour rendre l'hébreu une langue pratique au quotidien, un certain nombre de mots n'existaient pas. On ne pouvait pas désigner en hébreu des réalités du XXe siècle, inconnues auparavant, et qui n'avaient jamais été nommées. Il fallut organiser et standardiser quantité de mots nouveaux. Les désignations se sont inspirées des textes anciens.

Par exemple, pour dire « électricité » en hébreu moderne, on utilise hachmal, terme emprunté au prophète Ézéchiel, qui livre ainsi sa vision de l'éclair : « Et je vis comme un hachmal, comme une sorte de feu entouré d'un réceptacle ... je vis comme un feu avec un rayonnement tout autour... Tel l'aspect de l'arc qui se forme dans la nue en un jour de pluie, tel apparaissait ce cercle de lumière » (Ézéchiel 1, 27).

Pour dire une « allumette », gafrour, on s'est servi de « soufre », goftit, qui apparaît dans l'histoire de Sodome et Gomorrhe : « L'Éternel fit pleuvoir sur Sodome et Gomorrhe du soufre et du feu » (Genèse 19, 24). Le mot biblique tselem, qui voulait dire « image » ou « forme », a donné naissance à plusieurs mots comme « photographier » : letsalem, ou tsalmit, « icône » en informatique. L'hébreu est écrit surtout avec des consonnes. Les voyelles n'apparaissent pas toujours, contrairement au français où les consonnes et les voyelles figurent sur la même chaîne.

En hébreu, le mot est fondé sur un radical qui contient trois consonnes qui peuvent être lues en leur attribuant différentes voyelles. Par exemple, le radical ts-l-m peut avoir au moins quatre significations différentes selon l'attribution d'une voyelle : tselem, « image », tsalam, « photographe », tsilem, « a pris en photo », tsulam, « a été pris en photo ».

La Cabale repose lourdement sur cette force de jouer avec les radicaux, ce qui a inspiré Marc-Alain Ouaknin pour Concerto pour quatre consonnes sans voyelle1. La Bible continue de fournir des mots tout à fait contemporains. Pour désigner « le téléphone portable », on a remplacé le début de téléphone, télé- par le mot pélé, qui veut dire « miracle », pour en faire péléphone.

Le mot hébreu pour dire « bouton », kaftor, par exemple pour un bouton d'ascenseur, est pris sur la description d'une décoration du Temple : « Ses calices, ses boutons et ses fleurs feront corps avec lui » (Exode, 25,32). Un mot propre à l'hébreu, et qui n'existe heureusement pas en français, est celui de cherhol: « la perte de ses proches » ; de ce radical, on a tiré un adjectif et un verbe qui qualifient une famille qui a perdu ses proches. Le radical de cherhol vient de la Bible, où il décrit un ours qui a perdu ses nourrissons.

La réintégration de l'hébreu dans l'usage quotidien, phénomène qui n'a guère d'équivalent dans les autres langues, a été rendue possible grâce à plusieurs facteurs. D'une part, les nouveaux venus sur la terre de Sion devaient adopter une langue commune, et d'autre part, ils avaient la nostalgie de la Bible et éprouvaient le besoin d'affirmer leur nouvelle identité.

Les caractères ne leur étaient pas étrangers grâce aux langues juives qui s'écrivaient pour la plupart en lettres hébraïques. Cela a donné naissance à un phénomène assez extraordinaire : les gens qui lisaient la prière lisaient un texte qu'ils ne comprenaient pas forcément. Et ceux qui écrivaient dans les langues juives possédaient une écriture qui ne servait pas leur lecture.

je suis revenue une troisième fois au livre d'Ithamar Ben-Avi lorsque j'ai commencé ma recherche sur l'acquisition du langage. Tout enfant qui apprend sa langue maternelle crée des nouveaux mots, mais les adultes ne s'en rendent compte que lorsque ces créa-tions changent de forme conventionnelle (par exemple « payage » pour « péage », ou « fourmiterre » pour « fourmilière »), mais à la maison d'Ithamar Ben-Avi, les adultes (et pas seulement les enfants) fabriquaient tous de nouveaux mots :

« Comment appelleras-tu la rose* ? le questionna ma mère.
— Vered, lui répondit mon père.
— Mais on disait shoshana !
— C'était une erreur, répondit-il laconiquement.
— Et la violette* ?
— Segoulit, répondit-il sans hésiter.
— Et papillon* ?
— Parpar.
— Et pour poupée* ? je suis sûre que tu ne vas pas
trouver de mot pour ça.
— Bouba, répondit-il dans la foulée, comme on construit douba sur dov 1. »
Mon choix d'étudier l'apprentissage de l'hébreu a été, je m'en suis rendu compte lorsque j'étais déjà mère, ma façon de participer à l'histoire du peuple juif, sans devoir faire directement de la politique.



* En français dans le texte.
1. Ithamar Ben-Avi, « Mémoires du premier enfant hébreu », in La Renaissance de l’hébreu,
traduction de Gérard Haddad, éditions Desclée de Brouwer, 1998


textes extraits de : Paroles d’Israélienne, langue promise sur une terre maternelle, Tsvia Walden avec Caroline Glorion, éditions Plon, Paris 2001
ISBN 2-259-19029-4