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L’ADOSSEMENT & LANGUE ET NATIONALISME


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le : 24. 04. 2007 [02:29]
Yann-Ber TILLENON
Yann-Ber TILLENON
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L’ADOSSEMENT
&
LANGUE ET NATIONALISME



KIS-488 – L’adossement

(PK da GE - 07 03 96)

C’est le moment de te poser une question, au sujet de l’adossement du breton au français. L’histoire de la langue française est très particulière, surtout à partir du 17e siècle. N’y a-t-il pas un inconvénient majeur à adosser le breton, langue qui se dégage à peine, et à grand peine, de ses ruralité et oralité, à une langue qui se distingue par le poids de la tradition, la rigidité, le gouffre qui sépare la langue écrite de la langue parlée ? Comparé à l’anglais, le français m’apparaît comme une langue figée et plutôt pauvre, ou sans doute appauvrie. Ne vaudrait-il pas mieux adosser le breton à l’anglais, ou de façon plus réaliste au français et à l’anglais ? Même s’il existe un "bon usage" de l’anglais, et même si on se dispute à ce sujet entre experts, l’anglais est beaucoup moins normatif que le français et entrerait mieux (peut-être) en résonance avec le breton. Résonner n’est pas adosser, c’est entendu.


(GE da PK - 13 03 96)

Pour le breton, son adossement au français n’est pas un choix de notre part, mais un fait qui dure depuis le Moyen Âge. Il faut peut-être d’abord cerner mieux le fait, non à propos du breton, mais de toute langue. Une langue, bien entendu, est un ensemble de structures singulières, non pas défiant le temps, mais changeant plus lentement que d’autres structures sociales. Or, l’adossement ne concerne pas les structures, du moins directement. Il intervient là où le locuteur est aux prises avec le monde. Pour dire le monde, il a recours aux ressources de sa langue –– c’est ça l’adossement (que connaissent avec acuité les poètes : dire dans la langue ce que la langue n’a jamais dit). Ou bien la langue suffit à ce que le locuteur veut dire, et il reste sur les rails qu’il empêche seulement de rouiller ; ou, si elle ne suffit pas, c’est, entre autres raisons, que sont entrées dans le monde du locuteur des réalités pour lesquelles sa langue n’a pas encore de répondant. (C’est ce qui arrive quotidiennement pour chacun : chaque jour le monde se renouvelle; à chacun de le voir et de le dire ; la poésie n’est pas une profession, c’est l’essence même de l’homme.) Vivre adossé à sa langue, c’est la condition commune. Aucun problème si la langue est en bon état, mais quand elle est cassée, incertaine, hétéroclite ? Les lettrés bretons du Moyen Âge étaient adossés à la fois à leur idiome et au latin et leur adossement au latin faisait entrer dans leur monde des réalités apparues ailleurs qu’ils s’appliquaient à dire dans leur idiome (Louis Lemoine a étudié avec bonheur les divers modes de leurs créations lexicales), ce qui amène à poser, par métonymie, que le breton était adossé au latin. N’y voyons ni un handicap, ni un privilège ; c’est un fait de civilisation : la réalité se renouvelle sans cesse, un seul idiome ne suffit pas à la dire toute. Les innovations diffusent à mesure de leur éclosion et, comme c’est toujours avec leur répondant dans la langue des lieux dont elles viennent, le locuteur se voit contraint de négocier son adossement. Plusieurs voies sont ouvertes : la plus expéditive, adopter le mot avec la chose ; la plus ardue, agir en poète et faire répondre son idiome à la nouveauté qui le laissait muet. La première voie est celle de l’emprunt pur et simple : parcimonieux et contrôlé, il peut être l’occasion pour la langue emprunteuse d’un aiguillonnement, d’un nuancement conceptuel ; il n’en demeure pas moins un adossement mineur et peu fécond ; passif et massif, il gangrène et tue ; c’est celui qui se termine sous nos yeux par l’agonie des derniers dialectes bretons. La seconde voie constitue si l’on veut un emprunt aussi, disons plutôt un accueil, celui fait à la réalité inédite que le locuteur dépouille de la forme qui l’apportait pour la faire rebondir dans son idiome. On peut encore parler d’adossement, mais fructueux, car à la fois s’enrichissent le monde du locuteur et sa langue, les deux gagnant en universalité. Si cet adossement heureux change l’idiome, c’est à la façon de la poésie. Pour le poète, la tentation de la facilité n’existe pas : ou bien il dit adéquatement la réalité inédite venue à lui et celle-ci commence d’exister par sa langue ; ou bien il rate son coup et on n’en parle plus. Dans le cas de l’importation, la réalité inédite venue par le truchement d’une autre langue est décortiquée et assimilée : il n’y a plus transfusion de langue, périlleuse, mais transfusion de monde.

Pour répondre à ta question, les structures et l’histoire de la langue "dorsale" importent assez peu, car tout cela se trouve éliminé dans l’adossement réussi. Sans doute, il ne l’est jamais à cent pour cent et on note toujours des traces de la langue dorsale sur la langue frontale. Le tout c’est qu’elles ne soient pas des entraves, mais des enrichissements. Dans notre travail, nous opposons couramment "an amprest dre zic’halloud ouzh an amprest e-ser krouiñ". Nous pouvons imaginer ce qu’aurait pu être l’histoire du breton avec d’autres langues dorsales que le latin et le français. Mais on ne refait pas l’histoire et "où la chèvre est attachée, il faut quelle broute". Il importe que le locuteur breton s’adosse en poète à sa langue — l’adossement de celle-ci (par métonymie, car c’est le locuteur qui s’adosse en fait) aux autres langues, français et maintenant anglais, ne saura être que bénéfique. Qu’il soit ainsi présent en première ligne du front et non pas en détrousseur d’arrière-garde. Voilà qui amène à juger de l’inanité de projets comme ceux de P. - J. Hélias, sa tentative d’adosser son français au parler de son enfance, d’en exploiter les couleurs pour maquiller son absence de dire, fantôme enfilé sur un spectre.


(PK da GE - 29 03 96)

J’en viens à ta lettre qui a non seulement répondu à mon attente, mais répondait d’avance à ma deuxième interrogation. Le paradoxe est que ta politique linguistique est souvent perçue comme étant ultranationaliste, alors que je sais que tu vomis le nationalisme — ce qui ne signifie pas que tu n’as pas parfois des réflexes "nationalistes" (au sujet des "patois", par exemple), dont je ne suis moi-même pas dépourvu ! Voici trois remarques hétéroclites :

1. J’hésiterais à dire que "la poésie est l’essence de l’homme". C’est l’athée qui hésite.
2. À l’époque où le breton était adossé au latin, le français et les autres langues européennes l’étaient aussi. Le breton s’adossait au latin et au français qui s’adossait au latin.
3. Tout à fait d’accord au sujet du français de P. - J. Hélias. Jean Paulhan a depuis longtemps dénoncé cette recherche inane dans ses textes sur la poésie malgache, si je ne me trompe. Cependant, double comme ses prénoms, et rusé, Hélias se gardait bien d’écrire en "bigouden". Sans jamais prononcer le nom de Hemon, et rarement celui de Gwalarn, il s’en était approprié la langue, jusqu’au jour où l’ayant épuisée, épuisé lui-même par le succès, il est passé au français, mais alors quel français, un français scolaire, clérical, une langue morte. Bien sûr, j’ai tendance à croire, quand je le compare à l’anglais, que le français est une langue demi-morte, mais c’est une autre histoire !


KIS-489 – Langue et nationalisme

(PK da GE - 18 03 96)

Autre question que je veux te poser, à laquelle tu répondras ou ne répondras pas : comment concilies-tu ton anti- ou a-nationalisme avec ta conception de la langue, issue, si je ne me trompe, d’une vieille tradition nationaliste, remontant sans doute à plus loin que Frañsez Vallée ? Je me souviens d’un article paru il y a deux ans, plus ou moins, dans le New York Tïmes où il était question, en Croatie nouvellement indépendante, d’une politique de purification linguistique. Le même reproche ne pourrait-il pas t’être fait, quand tu remplaces les mots "internationaux" par des mots indigènes, par exemple ?

Au sujet de langues, cet après-midi justement, pendant mes heures de bureau, une de mes étudiantes, une Turque, vient discuter de son devoir de mi-semestre. Je l’avais encouragée à comparer la conception de la nation en Turquie et en France. Elle prétend qu’en 1923, à la fin de la guerre d’indépendance, Atatürk a non seulement laïcisé la Turquie, mais qu’il a fait adopter une langue qui n’existait pas, dont on aurait inventé syntaxe et vocabulaire à partir de l’arabe et du persan (et du français). Ce serait un cas encore plus extraordinaire que celui de l’hébreu ou du norvégien, me semble-t-il. Je vais quand même me renseigner. Nous étions partis de la célèbre conférence de Renan où figure le "devoir d’oubli" de la part des vaincus et laissés-pour-compte de l’État français. En Turquie, me dit mon étudiante, rien de semblable, puisque la Turquie naît en 1923, ex nihilo, et n’est redevable en rien du passé de l’Empire ottoman, qui a d’ailleurs disparu en 1918. Je m’explique maintenant la position des diplomates turcs quand il est question des massacres d’Arménie : c’est pas nous, c’est les Ottomans. Imparable en effet.

(10 04 95) - Mon étudiante turque, qui avant ce semestre n’avait jamais réfléchi à sa langue, est très troublée. Elle me tient au courant de ses recherches. L’autre jour, elle me dit, très embêtée, que la langue turque existe depuis le 14e siècle, mais quelle a été transformée, et non pas inventée, par Atatürk et ses linguistes. J’ai d’ailleurs trouvé, ans une petite anthologie de poésie turque contemporaine, la phrase suivante : « The result of this struggle [Atatürk’s] is lightning fast and inalterable. The language of a Nazim Hikmet poem in 1929, for example, is almost as different from the language of a turn of the century reformist poet like Tevfik Fikret as Anglo-Saxon is from modern English » (in Talisman, nº 14, Jersey City, New Jersey, 1996).


(GE da PK - 01 04 96)

Maintenant ta question à propos du nationalisme breton. Le nationalisme est comme la poésie en ceci qu’il correspond à une attitude foncière indépendante de la répartition en nations, Il n’y a rien de contradictoire à ce que des nationalistes bretons soient en même temps des nationalistes français ; j’en connais et il n’y a pas en eux d’incohérence. Le nationalisme n’en est pas moins aux antipodes de la poésie, car son but est la reproduction (au sens marxiste) de ce qu’il appelle l’“identité ”, tandis que la poésie n’existe que par la rupture perpétuelle de toute identité. Tout ceci se trouve longuement débattu dans les quatre ou cinq mille pages de la revue Emsav.

Il n’est pas inutile de te redonner un bref aperçu de notre aventure, et d’abord de nos démêlés, non pas avec l’idéologie nationaliste que nous avions rejetée d’emblée, mais avec les gens du Mouvement breton. Ceux-ci ne se trompaient pas quand, dès 1964, ils mettaient SADED à l’index ; c’est MD qui a résumé leur condamnation : "Emaint o tistrujañ ar brezhoneg." La langue pour eux participait de l’ "identité " dont leur raison d’être nationaliste était de la garder intacte. L’absurdité de leur position est que leur " langue ancestrale " vient en fait des poètes qui depuis deux cent cinquante ans pour la construire détruisent l’"identité " dont eux se réclament. Du coup, ils se sont retrouvés avec leurs adversaires de l’époque, les tenants des terminal speakers, pour faire front commun contre ces initial speakers ethnoclastes.

Nous avions alors les coudées franches pour avancer vers notre but qui était la création d’une vraie langue. Notre erreur fut de vouloir en même temps créer la société qui allait avec. Prétendant nous inspirer du modèle léninien, nous espérions ferme que seraient bientôt réunies les conditions d’un processus révolutionnaire devant s’achever par la création d’un État – de langue bretonne, ça va de soi. En opposant à l’abêtissement nationaliste une naïve utopie doublée de violence idéologique, nous étions en passe, non pas de manquer une révolution qui ne risquait pas de sortir de nos cartons, mais de compromettre la seule chose sérieuse à laquelle nous œuvrions, la mise sur pied du breton moderne. Par bonheur, notre engagement était si profond que sur les seize ans qu’il a duré nous avons pu, à force de travail et de réflexion, nous mûrissions aussi, porter sur notre volontarisme prétendu étatique le même regard critique qui nous avait éloignés des nationalistes. En 1977, nos groupes se sont séparés d’eux-mêmes, sans tension, tellement il était évident pour tous que le travail (au sens freudien aussi) était terminé. Évidence qui était loin de tout éclairer. Quelque quinze ans ont dû s’écouler avant que chacun de nous en arrive à comprendre suffisamment le sens de l’aventure et que de nouvelles entreprises collectives soient possibles.

Tu écris : " ta conception de la langue, issue, si je ne me trompe, d’une vieille tradition nationaliste, remontant sans doute à plus loin que Frañsez Vallée ". Alors là, pas du tout d’accord. Ni Gregor, ni Le Gonidec, ni Kervarker, ni Vallée, ni même Roparz Hemon – je cite les "poètes" qui ont produit le breton – n’étaient nationalistes. Tous rusaient avec les mentalités dominantes de leur temps pour mener leur travail sans encombre : arguant de l’utilité du breton pour l’Église, de son apport à la Science, à la France ou à l’humanité, ils présentaient le plus souvent leurs créations comme des retours. Roparz Hemon a bien résumé leur attitude, en conclusion de son article de 1924, " Ar vroadelezh hag ar Stad " : "Ober diouzh kredennoù e amzer, setu hent ar furnez ; hag o dismegañsiñ – barn anezho da vihanañ – setu hent ar frankiz." Et, mutatis mutandis (sed non multum), la distance qu’il prit dès 1930 avec Mordrel avait le même sens que notre sortie de la mouvance nationaliste dans les années soixante. Par contre, et là est la source de l’illusion, les champions de l’identité bretonne ne se font aucun scrupule pour intégrer à celle-ci la langue, la prenant toujours avec un temps de retard afin d’entretenir l’illusion de son immuabilité (et dénonçant le sacrilège de sa création contemporaine).

J’argumente ta phrase en comprenant " issue " comme qualifiant conception". Bien entendu, si c’était la langue elle-même que tu considérais comme issue de la tradition nationaliste, la réponse serait encore plus aisée. La langue pousse en chacun des racines plus profondes que toute autre appartenance. Elle englobe le reste, elle est par essence vouée à l’universel. Si elle se trouve réduite à l’une des appartenances, religieuse, nationale ou autre, elle risque le dépérissement. Par contre, elle tire tout bénéfice des autres appartenances si celles-ci la reconnaissent, acceptent d’elle, non pas la séparation, mais le dépassement, je dirais même la transcendance. Ceci se retrouve au plan individuel : alors que le vernaculaire est intégré aux autres codes sociaux, la langue tient son locuteur dans un rapport d’étranger. S’il en était autrement, comment pourrais-tu par exemple faire ta poésie dans la langue venue à toi collée aux griffes de la succession des rapaces, rois, empereurs et républiques, qui ont fait la France ?

Tu parles des Croates et de leur purification linguistique. Nous connaissons bien cette prétention chez les plus conséquents de nos nationalistes : pour eux le breton du vingtième siècle est le résultat d’une longue corruption par les emprises étrangères successives. Ils rêvent donc de lui redonner sa pure identité primitive. Ce mythe des origines, de même mouture que l’idéologie raciste, est à l’opposé de la création poétique de langue, à visée universelle. Si nous reprenons les ressources endormies de la langue, non pas à la place mais dans le cadre du langage planétaire et souvent à côté d’emprunts, c’est dans un but d’enrichissement et non de purification. Si un jour de grands poètes, de grands philosophes, de grands chercheurs, de grands politiques mènent leur tâche en breton, ils doivent pouvoir disposer d’outils artistiques et conceptuels à la hauteur. Nous n’avons pas d’autre ambition.


(PK - 30 04 96)

Ma plus grande surprise est d’apprendre que vous aviez rejeté le nationalisme dès le départ, et que Roparz Hemon lui-même n’était pas nationaliste. À la réflexion, cela m’apparaît : vous étiez étatistes, et même stadistes. Mes réflexions, ou interrogations, portent là-dessus : langue, universalisme, nationalisme. Ma condamnation du nationalisme n’est pas absolue ; il y a des nationalismes, et je crois, à l’instar de Leah Greenberg, que le nationalisme a (ou a eu) partie liée avec la modernité – la France en étant un bel exemple. D’un autre côté, l’universalisme, en particulier l’universalisme à la française, est souvent une tromperie. Je pense à la phrase de Péguy : « Quand les Français disent qu’ils se taillent un Empire colonial, il ne faut pas les croire : ils propagent des libertés », qui s’appliquerait admirablement à l’Amérique d’aujourd’hui. Contre le Volk, donc, mais aussi contre le monde-qui-parle-anglais-et-achète-américain – contre toute hégémonie. De quels leviers disposons-nous, maintenant que le socialisme, l’internationalisme sont morts ? Sont-ils morts pour toujours ? Quant à moi, je me sens profondément internationaliste, et continuerai de l’être.

[...] J’ai mieux compris le Kentskrid de Lavar 09 (sous les pavés, le sable de Pentrez et de Benodet). [... ] La dernière phrase, “Rak desket hon eus bezañ, n’eo ket Brezhoned, met denion”, relance mon interrogation au sujet du local et de l’universel. Faut-il les opposer ? Je t’ai probablement déjà cité Miguel Torga, que j’ai entendu citer par Elizabeth Guigou, l’ancienne conseillère de Mitterrand, à Harvard, il y a exactement deux ans : “ L’universel, c’est le local, moins les murs.” Je me méfie toujours des formules, des aphorismes, qui n’ont souvent que l’apparence de la vérité, mais celle-là avait fait mouche.



(PK da GE - 04 12 96)

Il y a quelques jours j’ai rencontré un couple de Turcs, qui ont tous deux vécu longtemps à Orsay. Elle est pianiste de concert ; lui chairman du département d’« ingénierie électrique » à Duke. Je leur posais des questions sur l’histoire de la langue turque. D’après eux, lors de la Révolution d’Atatürk, il y a eu un retour à la langue ancienne, débarrassée de ses agrégats ottomans (arabes, grecs, arméniens, etc.) ; ce qui fait qu’il est plus facile aux Turcs d’aujourd’hui de lire Yunus Emre, un poète du quatorzième siècle, que de lire les auteurs du dix-neuvième. Et cette langue imposée et diffusée par l’école est celle que l’on parle à la maison de nos jours.



Lavar 10, pp. 333 - 341