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TROIS CAS DE FIGURE DE LA NEOLOGIE


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le : 24. 04. 2007 [02:35]
Yann-Ber TILLENON
Yann-Ber TILLENON
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KIS–302 – TROIS CAS DE FIGURE DE LA NEOLOGIE

Savet e voe an notenn-mañ en hevelep amboaz hag an notenn diaraok, sl. KIS–301, pp. 193-196.

(GE - 01 05 84)

A.– Le nouveau terme est prévu par les structures déjà en place dans la langue. Par exemple, la dérivation d’un adjectif à partir d’un substantif. Une fois admis le substantif atom "atomes", l’adjectif atomel s’en est trouvé dérivé automatiquement selon une règle morphologique. La langue elle-même vient au devant du besoin néologique.

B.– Le nouveau terme n’a pas été prévu par les structures en place : la langue est prise au dépourvu et le néologue va devoir intervenir activement. C’est le cas où la langue se trouve confrontée à des notions nouvelles pour elle. Par exemple, quand la question s’est posée de fournir les équivalents bretons aux termes français, anglais, etc. construits à partir de psych(o)- L’intervention du néologue a du passer par deux degrés de décision : d’abord choisir entre la voie internationale, de l’emprunt, de l’adoption d’une nouvelle unité sémiotique bretonne psik(o)-, et la voie aborigène, de la spécialisation sémantique d’un terme celtique et de son affectation au nouveau secteur de signification. Le second degré de décision, atteint seulement en cas du choix de la voie aborigène, inaugure le travail néologique proprement dit. Ce travail fait entrer en ligne de compte de multiples considérations :
– l’analyse de l’unité sémiotique psych(o)- au travers de ses emplois, non en grec ancien, mais dans les langues contemporaines ; analyse plus proche de la réduction éidétique de Husserl que de la définition lexicale en ce qu’elle prétend dégager les visées qui ont débouché sur l’introduction de cette unité dans le matériel langagier moderne, et ne s’en tient donc pas à de simples considérations linguistiques ;
– l’inventaire des ressources susceptibles d’utilisation dans la langue d’accueil ; là également ce n’est pas tant une configuration lexicale positive qui comptera que l’insertion des unités sémiotiques dans une dynamique expressive d’ensemble débordant le domaine linguistique ; (point qui se trouvera développé plus loin, mais cette tendance holistique de la néologie indique déjà qu’elle relève de l’art, qu’elle a statut de poésie et non pas de simple linguistique appliquée.)

L’ "analyse des visées" et l’ "inventaire des ressources" susmentionnés amènent le néologue à des soucis plus techniques :
– les tendances néologiques propres à la langue pour laquelle il travaille ; le français, par exemple, recourt de tout temps au grec et au latin ; l’allemand aussi, tout en exploitant un fonds aborigène très fécond ; ces tendances, variables d’une langue à l’autre, varient également dans le temps pour une même langue : le français tend à résister en ce moment aux emprunts à l’anglais et à exhumer ses propres archaïsmes. La néologie implique une néonomie : le néologue est amené à établir et à renouveler les règles du renouvellement de la langue ; les motivations de la néonomie sont en grande partie étrangères à la linguistique – on aperçoit facilement les raisons qui portent les néologues français à privilégier depuis la deuxième guerre mondiale le recours au fonds sémiotique et lexical français aux dépens des emprunts à l’anglais et même au grec et au latin ; des raisons semblables ont conduit les néologues bretons, après des siècles de "néologie par emprunt", à se tourner en priorité vers les ressources de leur propre langue ;
– le principe d’économie ; la néologie tient compte d’une certaine façon des notions de "coût" et de "gain". Il est généralement moins "coûteux" pour les locuteurs d’adopter un terme international, comme de profiter d’une invention faite par d’autres, d’avoir une monnaie valable dans les autres pays. Il faut certes escompté un gain sérieux pour préférer la voie aborigène à la voie internationale. Voici quelques exemples d’avantages pouvant jouer en faveur de la voie aborigène :
– la conformité articulatoire ; la suite des phonèmes [p s] est tout à fait insolite dans les langues celtiques ; les emprunts tendent à la réduire à [s] : Br. salm du La. psalma ; gallois seicoleg de l’anglais psychology (cependant la néologie bretonne moderne n’opère pas cette réduction : psikoz) ;
– l’unité du système néologique : l’introduction d’une unité sémiotique internationale telle que psik(o)- en breton entraîne la constitution à l’intérieur de la langue d’un second système néologique possédant ses lois propres et, de là, une cassure soustrayant au système néologique breton une portion du champ lexical. Dans certains cas, une parade a été trouvée à ce danger : la doublure du terme international par un terme aborigène qui ne tarde pas à prendre de la distance, et d’autant plus aisément que son "concurrent" assure la fonction "officielle" et constitue ainsi par les perspectives qu’il ouvre un enrichissement notionnel (et le coût est compensé par un gain souvent fort appréciable) . L’allemand offre de nombreux exemples de cette "concurrence divergente", de ces "doublures se mettant à leur compte" : Existenz – Dasein en est l’exemple le plus connu ;
– les perspectives ouvertes à la pensée par les termes résultant de la voie aborigène ; nous venons d’en avoir un aperçu avec les cas de "concurrence divergente" ; d’un point de vue plus général, lorsqu’une langue compose à partir de son propre fonds un terme donné comme l’équivalent de tel terme étranger, cette équivalence de droit est seulement identité de dénotation ; le terme reste chargé de connotations dont sa spécialisation sémantique ne l’a pas dépouillé ; lors de certains emplois, certes, tout ce qui n’est pas sa pure dénotation sera biffé, annulé ; mais bien souvent, surtout s’il s’agit d’un emploi de recherche, de création, sa profondeur connotative, véritable profondeur historique, suivra le mot et sera là, à portée des locuteurs, comme une mine pour la pensée, un clavier pour la poésie. Au néologue de tenir le plus grand compte de ces connotations dans ses choix ; comment le pourrait-il sans avoir lui-même la pratique de la pensée et de la poésie ?
Il y a sans doute peu à gagner à trouver un terme par la voie aborigène comme équivalent d’oxygène (encore qu’un tel terme, trenkgan, simple calque du grec ancien, ait été proposé par le premier néologue breton, Vallée) ; les termes chimiques constituent un vaste système cohérent et le coût des deux ou trois cent mille néologismes nécessaires à son introduction par la voie aborigène, comparé à la minceur du gain, montre assez l’absurde de la tentative ; en effet, les termes chimiques valent exclusivement par leur dénotation. Par contre, lorsqu’il s’est agi des termes composés à l’aide de psych(o)-, les locuteurs bretons ont ressenti le besoin d’un radical issu de leur langue. Leur choix se porta d’abord sur ene "âme", mot maintenu vivant par la religion. Mais c’est précisément à la demande des gens de religion que ene et ses dérivés ont été abandonnés dans l’usage scientifique, le psychisme ne devant pas être confondu avec l’âme immortelle. Pourtant, mis à part quelques termes très techniques comme psikoz, le formant international n’a pas été adopté en breton ; c’est le terme bred qui a finalement été choisi ; en sa faveur ont joué divers facteurs :
– sa conformité articulatoire, son aisance à donner composés et dérivés ;
– inattesté en breton depuis mille ans, il est bien vivant en gallois (bryd "esprit, disposition d’esprit, volonté, intention, désir&quoticon_wink.gif ; on le trouve en vieux-breton sous la forme brit, bret et en vieil-irlandais breth "action de porter, emporter, choisir" ;
– il provient d’une racine très féconde dans les langues indo-européennes : *bher-, retrouvée dans le grec φέρω, le latin ferō, etc. Il est probable que la position privilégiée du signifiant dans les langues indo-européennes et du signifié dans la pensée moderne a joué en faveur de l’adoption de bred comme équivalent de psych(o) .

Quelques réflexions avant d’aller plus loin. Jean-Pierre a soulevé une objection : quel contrôle s’exerce sur le néologue ? Une Académie ? Entre l’apparente toute-puissance du fabricant de mot et les usagers, quelle instance juge de l’acceptabilité des innovations ? Le néologue serait un technocrate dont il s’agirait de limiter le despotisme par une commission d’élus, où d’élites. Je ne pense pas que cette conception rende compte de la situation. J’aborderais plutôt la question en montrant que le rapport de tout locuteur à sa langue est marqué par deux traits constants : on ne peut parler sans être confronté à une certaine inadéquation de la langue ; on ne pratique pas la langue sans toujours plus ou moins la renouveler. Ces deux traits sont patents dans les domaines scientifique et technique où la néologie est de fait très sollicitée – au point que le pouvoir politique a tenu à la prendre sous son contrôle en habilitant des comités de technologie. Cette situation est aussi, moins visiblement mais plus radicalement, celle des autres renouveleurs de langage que sont les poètes. La langue souffre d’inadéquation, non seulement à la réalité sociologique ou économique, mais à la réalité tout court. Le poète est celui. qui révèle des inadéquations que personne avant lui n’a cernées, il dit le réel tel que personne avant lui ne l’a dit. La poésie est une certaine façon, non de traiter la langue, mais d’abord de faire voir que la langue tout entière campe dans le champ poétique.

Les pratiques néologiques se situent sur une échelle à une extrémité de laquelle se trouve le cas-limite de la terminologie systématique référant à l’objectivité pure, permettant une élaboration collective et pour ainsi dire informatique (je pense à la terminologie biochimique). À l’autre extrémité est l’acte poétique, dont la structure est tout autre : il se tient en deçà de la désunion qui détache du locuteur sa parole et oppose le sujet à l’objet ; la parole poétique naît comme union du poète, de sa langue et du réel ; elle se diffuse, comme contagion mystique, en devenant la même union pour autrui. Le travail néologique est toujours ambigu : collectif et vérifiable tant que les néologismes sont les mailles impersonnelles d’une pensée objective présumée universelle, singulier et "contagieux" dans la mesure où le néologue en appelle à la liberté du poète, c’est-à-dire au champ poétique, dont la langue n’est qu’une manifestation contingente.
Cette "liberté du poète" n’est pas l’arbitraire, elle est au contraire une affaire rationnelle, du moins si l’on considère que le choix d’un nouveau vocable intègre un nombre élevé de raisons fondées sur des disciplines théoriques et pratiques –l’exposé de quelques-unes d’entre elles à propos de psych(o)- en donne un aperçu. Ces raisons peuvent se combiner de multiples façons selon l’importance respectives accordée à chacune et déboucher sur d’innombrables solutions possibles. C’est là qu’intervient le poète : il parvient à faire entrer l’ensemble des raisons dans une configuration singulière, originale pour chaque entreprise néologique, jouant sur les privilèges à accorder à telle ou telle comme un compositeur à la recherche de sa mélodie. Les pourquois de ce choix terminal, raisons de second degré, à la différence des premières il n’a pas à les expliciter : il en est dispensé, la réponse étant fournie par le résultat lui-même, exactement comme la mélodie est la seule réponse valable aux questions sur le choix des notes, qui la composent. Aussi bien le poème répond-il à la place du poète à qui interroge sur le choix de tel ordre de signifiants, de telle longueur de souffle, de tel registre de sonorités. Le poète n’a pas prééminence pour "expliquer" son poème. Les raisons qui le font agir au cours de la composition, il les éprouve comme des tensions de sa propre vie, sans les connaître réflexivernent ; ce sont elles plutôt qui se connaissent entre elles dans le champ dynamique qui est d’abord le corps du poète et s’autonomise jusqu’à n’être plus que le corps du poème ; dès l’avant-dernier temps où le poète est possédé par le poème, à plus forte raison dans le dernier quand le poème terminé s’éloigne, c’est le poème qui détient ses propres raisons et peut en rendre compte. Chaque mot en lui réfère moins dorénavant à tel aspect fortuit du monde ou à tel vécu contingent du poète qu’il ne tend vers une adéquation inouïe et nécessaire. D’une façon semblable, les tâtonnements du néologue à la recherche du terme nouveau, s’ils se rendent en premier aux raisons de la linguistique, des mises en forme synchroniques, des caractères du référent, etc., à partir d’un certain moment subissent une intériorisation : le néologue se met à jouer les mots corporellement tout à fait comme l’acteur qui s’éprouve aux diverses façons d’interpréter son personnage [a] ; son corps même devient juge entre les différentes formes possibles ; il est l’utérus où pousse le mot naissant ; les premières raisons, linguistiques et autres, sont relayées, tout en demeurant respectées, par les raisons propres à cet objet intérieur1. Le poète est son premier lecteur, et tout lecteur à sa suite recommence les mêmes union, gestation et accouchement qui font de lui un second poète ; le mot nouveau entre en usage par la même contagion, devient vivant en naissant du corps des autres locuteurs comme il est né de celui du néologue. La néologie, même la plus prosaïque, la plus encadrée, dans un système, est donc de droit fondée en poésie. Bien que poésie et néologie n’aient pas en principe le même propos, l’une visant à retrouver "sous le bruit des paroles le silence primordial"2, l’autre à renouveler la surface des paroles, le poète, ne serait-ce que par les connotations, est aussi néologue que le néologue est poète.

C.– Les deux premiers cas correspondaient à des besoins déterminés que le néologue entreprenait de satisfaire, dans le premier en appliquant une simple règle morphologique, dans le second en comblant un manque apparu par la comparaison du lexique de la langue avec celui des autres langues. Le troisième cas est celui du besoin indéterminé relevant seulement de l’inadéquation foncière de tout langage. Les tâtonnements de l’expression qui se cherche, rencontrant les limites de la langue, généralement les contournent et font dire à telle combinaison insolite de mots autre chose et plus que ces mots n’avaient pu dire jusque là – procédé poétique tirant parti des connotations. Merleau-Ponty décrit bien cette émergence de la pensée neuve : « L’intention significative nouvelle ne se connaît elle-même qu’en se recouvrant de significations déjà disponibles, résultats d’actes d’expression antérieurs. Les significations disponibles s’entrelacent soudain selon une loi inconnue, et une fois pour toutes un nouvel être culturel a commencé d’exister. La pensée et l’expression se constituent donc simultanément, lorsque notre acquis culturel se mobilise au service de cette loi inconnue. »3 Pourtant les vicissitudes du contournement, la mobilisation des "résultats d’actes d’expression antérieurs" font que ce "nouvel être culturel" reste éparpillé dans sa séquence natale et non pas incarné dans une unité lexicale ou sémiotique aisément transportable et utilisable à volonté. Or il arrive que l’expression, au lieu de contourner la limite, la traite comme le contour d’un manque en comblant précisément ce manque, c’est-à-dire en créant de toutes pièces un signe – signifiant nouveau stablement lié à un signifié nouveau – qui vient définitivement enrichir la langue d’une nouvelle unité morphologique. À l’inverse des cas précédents, c’est le fait de donner la solution qui fait apparaître le problème, le besoin est connu à travers sa satisfaction, le manque se découvre rétrospectivement. Une ressource non particulièrement attendue devient indispensable.

L’exemple le plus frappant de cette émergence simultanée dans l’histoire de la néologie bretonne est l’apport fait par Vallée dans les années vingt de l’opposition entre les suffixes adjectivaux -el et -ek comme opposition entre extension et compréhension. "Doueelezh" la "divinité " au sens de nature de Dieu ; doueegezh, formé de doueek qui possède du "dieu", du "divin", sera la "divinité", le "divin" dans les personnes. L’apostrophe célèbre de Mirabeau : « Il n’y a pas de divinité en toi, Bartiave ! » pourrait se rendre avec une grande précision par : N’eus ket a zoueegezh ennout4. Cette opposition existait d’une façon diffuse, occasionnelle, en breton comme elle existe en français (ex. : pondéral / pondéreux). Mais personne avant Vallée ne l’avait privilégiée au point de la concrétiser dans la morphologie, d’en faire une fonction signifiante et une base pour la pensée. Corrélativement, les suffixes -el et -ek consacrés par Vallée à cette fonction existaient bien en breton et dans les langues celtiques, mais sans leur mise en opposition systématique. Une fois posée, cette distinction fut accueillie comme un enrichissement désormais indispensable par les locuteurs, qui se mirent à la pratiquer comme si elle avait fait corps immémorial avec la langue.

Ce cas du produit qui en naissant fait naître, du moins détermine, le besoin auquel il répond n’est-il pas celui de toute œuvre d’art ? Si la Neuvième Symphonie nous est aujourd’hui indispensable, le besoin que nous avons d’elle ne lui était pas antérieur, il fut informé par elle. Je ne crois pas m’éloigner de mon propos en citant également la sexualité qui, d’occasionnelle dans le règne végétal, devint règle fondamentale avec l’émergence du règne animal.

Une dernière note sur un sujet qui, pour autant que je sache, n’a été qu’effleuré par les auteurs de diverses disciplines. J’ai parlé d’ "objet intérieur", d’ "utérus où pousse le mot naissant", d’ "expression qui contourne les limites de la langue". Il s’agit là de thèmes qui pointant tous dans la direction d’une réalité qu’il faudra bien théoriser. Cette réalité c’est la langue dans le locuteur. Différente de la langue qui me fait face sur ce papier où je frappe, la langue, française ou bretonne, telle qu’elle se tient en moi et que je la possède et d’où je laisse partir ces mots que je retrouve noir sur blanc devant moi, comment la caractériser ? Quel est le statut d’un mot à partir du moment où il entre dans le stock des termes que je vais être susceptible d’employer, où il fait partie de mon vocabulaire, où il devient comme l’un de mes gestes familiers ? Et s’il s’agit d’un mot que je viens, en tant que néologue, de créer, quel est son lieu de naissance ? Est-ce ce lieu même où il va résider comme l’une de mes munitions langagières ? Ne doit-on pas envisager une topique de la langue que je m’en vais provisoirement nommer inente5 ? Comment définir la configuration globale de cette langue inente avec le reste de mon "savoir" intellectuel, affectif, corporel, relationnel ? N’est-elle qu’un systèmes de "traces mnésiques" oscillant entre l’extinction et la réactivation s’organisant selon les nécessités dynamiques de l’inconscient ? Ou bien n’est-elle pas ce morceau de terre maternelle intériorisé où je bâtis ma maison, personnelle, à moi, Guy, à moi, Jean-Pierre, et accueillante à l’univers, et lieu natal de poésie ? Plus cadastralement, nous côtoyons là les recherches sur le schéma corporel, l’imago de Jung, le corps de Merleau-Ponty et peut-être le parlêtre et lalangue de Lacan. Ma familiarité avec sa pensée m’a fait partir de Merleau-Ponty : « L’alternative bergsonienne de la mémoire-habitude et du souvenir pur ne rend pas compte de la présence prochaine des mots que je sais : ils sont derrière moi comme les objets derrière mon dos ou comme l’horizon de ma ville autour de ma maison, je compte avec eux ou je compte sur eux, mais je n’ai aucune "image verbale". S’ils persistent en moi, c’est plutôt comme l’Imago freudienne qui est beaucoup moins la représentation d’une perception ancienne qu’une essence émotionnelle très précise et très générale détachée de ses origines empiriques. [… ] Je n’ai pas besoin de me représenter le mot pour le savoir et pour le prononcer. Il suffit que j’en possède l’essence articulatoire et sonore comme l’une des modulations, l’un des usages possibles de mon corps. »6. Je ne pense pas que le terme d’ "imago" utilisé par Merleau-Ponty dans sa critique de l’intellectualisme comme de l’empirisme convienne vraiment : l’imago est « plutôt qu’une image, un schème imaginaire acquis, un cliché statique à travers quoi le sujet vise autrui. L’imago peut aussi bien s’objectiver dans des sentiments et des conduites que dans des images. »7 Ce qui me paraît différencier ce que j’appelle ici "langue inente" de l’imago de Freud, de Jung plutôt, c’est 1) son caractère éminemment dynamique, puisqu’elle est le lieu d’où jaillit, recréée, la langue "présente" (celle qui apparaît sur ce papier, celle qui résonne alentour et partout, que décrivent les linguistes, réglementent les grammairiens, enrichissent poètes et néologues) ; 2) son ambiguïté topique : un premier examen la situerait volontiers dans le préconscient, mais son lien intime et puissant avec la langue "présente", actuelle, la fait échapper aux catégories psychanalytiques – et je ne suis pas du tout sur que Lacan, dans ses efforts pour recentrer le psychisme sur le langage permette un rattrapage, d’autant plus que 3) son rôle majeur dans la poésie, c’est-à-dire dans la naissance de la langue et peut-être de l’être, commande que, loin d’avoir à la loger dans une topique préfabriquée, nous la prenions comme clé-de-voûte d’une nouvelle topique d’où ne serait pas absente la profondeur historique, carence la plus criante des modèles freudiens et lacaniens.





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[a] sl. Ems 126.14-15.
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1 J’emprunte ce terme d’objet intérieur à F. Duyekaerts, La formation du lien sexuel, Bruxelles, 1964, p. 118 sqq.

2 M. Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, Pans, 1945, p.214.

3 M. Merleau-Ponty, op. cit., pp.213-214.

4 F. Vallée, Grand dictionnaire français-breton, Rennes, 1931, Introduction, p. xviij.

5 Néologisme que je tire du latin insum, inesse "¶ être dans ou sur; ¶ être contenu dans, résider dans, appartenir à" DILF 835.

6 M. Merleau-Ponty, op. cit. p.210.

7 Laplanche & J.-B. Pontalis, Vocabulaire de la psychanalyse, Pans, 1967, p.196.




Kreizenn Imbourc’h Sturyezhouriezh, Lavar 08, Preder 1992, pp.196–202