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LE BRETON QUI SE FABRIQUE...


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le : 24. 04. 2007 [02:43]
Yann-Ber TILLENON
Yann-Ber TILLENON
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LE BRETON QUI SE FABRIQUE...

Il existe encore des Bretons qui croient aux vieux mythes scientistes et simplistes du 19e siècle selon lesquels une langue ne se développerait que « naturellement », du seul fait de ses locuteurs, sans aucune intervention d’un élément normalisateur. Depuis longtemps déjà, pourtant, le grand linguiste français Meillet avait attiré l’attention sur la volonté de création qui présidait aux langues littéraires. À plus forte raison lorsqu’il s’agit d’adapter au monde moderne une langue longtemps abandonnée aux classes incultes de la société. Ce fut le cas en Islande, en Lituanie, au Cambodge, en Indonésie, en Chine, où des organisations ad hoc regroupèrent des linguistes pour moderniser la langue. C’est aujourd’hui même ce qui se fait pour la langue française avec – parmi d’autres – le Comité d’étude des termes techniques français (11, av. Général Pershing, Versailles). Le même type d’organisme – non subventionné, hélas, par un État – existe en Bretagne avec KIS (Kreizenn Imbourc’h Sturyezhouriezh – Centre de Recherches de néologie) qui publie aux Éditions Preder (19 Park Maen Meur, 29700 PLOMELIN) un important dictionnaire sur fiches du breton technique moderne.

Le même éditeur vient de sortir, sous le titre de Lavar 07, une suite de documents assez étrange à première vue. C’est ce que l’on pourrait appeler de la « philologie en marche ». Il consiste en une centaine de lettres échangées entre les travailleurs du Centre de Recherches qui se posent les uns aux autres des questions relatives à un domaine de la vie moderne ou des sciences et techniques et tachent à découvrir le terme breton adéquat qui pourrait rendre le concept dont l’expression est devenue un besoin. Ce pourrait être extrêmement abstrait et fort pédant ; il arrive que ce le soit, étant donné le thème de ces recherches ; mais on s’aperçoit, à la lecture, combien le dialogue est vivant, à la limite de la gauloiserie parfois, dans cet échange de lettres qui n’étaient pas, à l’origine, destinées à voir le jour publiquement (je recommande, p. 39, le document 165 sur l’ « interrupteur » !).

Le breton a trois « degrés ». L’un, dit « breton vivant », moribond sur les lèvres de quelques centaines de milliers de locuteurs naïfs et limité aux faits quotidiens les plus quotidiens, ne conservant guère qu’une syntaxe à peu près celtique avec 80 % de vocabulaire roman ; le deuxième, dit littéraire, illustré par quelques dizaines d’écrivains dont trois ou quatre ne manquent pas de talent ; le troisième, s’efforçant de traiter des sciences, techniques et exigences de la vie moderne dans une langue aussi précise que possible et qui n’est en usage que parmi la nouvelle intelligentsia sortie de nos Universités de Basse et de Haute Bretagne, qui a, quand même, des besoins langagiers dépassant l’arrachage des patates ou la pèche à la bonite. C’est pour cette dernière que travaille le groupe de KIS. Il s’en faut que ses propositions soient toutes acceptées. On voit que les kis-men eux-mêmes hésitent longtemps avant que de proposer un néologisme, et ce n’est pas là le moins intéressant des lettres ici publiées. « Bien des mots sont appelés, mais il y a peu d’élus » pourrait être la résumé de ce travail. D’autres lettres de ce genre avaient déjà été publiées par Preder ; cette fois, elles s’accompagnent d’un index polyglotte qui facilitera beaucoup les recherches.

Il est vraisemblable que, dans ce corpus de néologismes, il y aura du déchet. Certains mots, laborieusement bâtis, seront délaissés par les utilisateurs. Beaucoup cependant resteront. Il est piquant de voir, chaque jour, des écrivains dits « populaires », parsemer inconsciemment leurs écrits de ces mots qu’ils disent du « breton de zinc », tout simplement parce que la société bretonne évolue et que le besoin langagier est aussi impérieux que celui de moderniser son cadre de vie ; en fait, c’est la même chose : toute société évolutive, et on sait combien la nôtre l’est, doit « nommer » ses innovations. Ou périr. C’est le dilemme pour la langue bretonne : ou elle s’adapte, ou elle crève. Aux locuteurs de choisir. Les animateurs de KIS ont fait leur choix.
24 08 1980


Lavar 07, Éditions PREDER, 1980