Fil sans réponse

DIALECTES ET LANGUES.


Auteur Message
le : 24. 04. 2007 [02:22]
Yann-Ber TILLENON
Yann-Ber TILLENON
Inscrit depuis: 26.12.2006
Interventions: 182
KIS-301 – DIALECTES ET LANGUES.

Skrivet e voe an notenn-mañ evel an notenn da heul. [KIS–302] da-geñver un dalc’h studi gant Jean-Pierre Le Dantec hag Alain Le Berre e sell da sevel un teulliad evit ar gazetenn Libération.

(GE da JPLD - 21 04 84)

Je suis en train de jeter des notes à propos d’un des points que tu m’indiques : dialectes et langues. J’y trouve le biais pour aborder cet autre point qui te soucie : la corsisation. il y a des analogies entre certaines attitudes corses et bretonnes, résumées dans ce slogan commun les Français dehors ! Ces attitudes ne sont pas sans rapport avec l’esprit dialectal. Le locuteur dialectal est avec l’extérieur dans un rapport fonctionnant sur le mode binaire de l’assimilation et du rejet. Ou bien il rejette la culture de l’extérieur et les porteurs de cette culture, ou bien il s’assimile à eux et rejette sa culture natale. Le rapport ne saurait fonctionner autrement, car le dialecte est un code parfaitement intégré à l’ensemble des codes sociaux ; en lui, aucune coupure entre structures langagières et structures sociales ; il s’en suit que les mots y sont tenus en laisse par un nombre limité de combinaisons possibles ; enfreindre les règles langagières est une atteinte aux mœurs. L’espace du langage et l’espace social ne font qu’un ; de là le localisme des parlers : le message situe d’abord le locuteur dans l’espace géographique vécu. Il s’ensuit pour le dialecte une faible cohésion linguistique. Celle-ci se traduit de deux façons : le morcellement des dialectes dans leur aire géographique en autant de parlers différents selon les communautés locales (en Bretagne, autant de parlers que de paroisses ; leur comportement sous l’influence de la langue non pas sous le mode de l’emprunt, mais de l’effraction ; les formes locales et hors-venues2 se juxtaposent plutôt qu’elles ne s’intègrent dans un ensemble tendant à s’unifier. Le dialecte laisse la place à un mélange hétérogène, stratifié, une couche langagière nouvelle liée à la vie publique, technique, moderne confinant la couche archaïque aux relations privées et finissant par l’éliminer3. Cette incapacité du dialecte n’est qu’un aspect de l’incapacité de la civilisation dite "traditionnelle" à assimiler les apports extérieurs. Dialecte contre langue, vie archaïque locale contre vie moderne mondiale, la partie est par trop inégale. Pourtant une alternative se présente : le refus de toute assimilation, le rejet global, intransigeant de l’extérieur, une position séparatiste radicale : les valeurs étrangères sont systématiquement dénigrées, déniées et les valeurs propres sont magnifiées, ritualisées, figées; elles sont amalgamées aux autres valeurs présentes (la foi bretonne combattant l’impiété française, les Aryens de Celtie méprisant la Juiverie parisienne, la Bretagne socialiste opposée à la France impérialiste, etc.) ; le terrorisme prétend donner consistance historique à l’idéologie séparatiste en "creusant un fossé de sang entre la Bretagne et la France".

Et pourtant il se pourrait que derrière ce mur de l’absurde qui retranchait les séparatistes bretons de leurs contemporains, il y ait eu des promesses qui ne seraient pas levées à l’ombre d’un autre abri. Et cela à l’insu des historiens et des journalistes. L’idéologie, inopérante dans l’histoire, aurait joué le rôle de mythe fondateur. (Une telle possibilité n’engage-t-elle pas à montrer de la prudence avant de conclure sur la “corsisation” ?) Si l’agitation nationaliste bretonne, avec tout ce qu’elle eut de ridicule et de pitoyable, a pu donner occasion à l’avènement d’une vraie langue, d’un seul authentique foyer de culture, ne mérite-t-elle pas d’être reconsidérée ?

La distinction des linguistes entre langue et dialecte reste sommaire : le dialecte serait la forme locale d’une langue. Sans doute considèrent-ils comme étant hors de leur propos les rapports extrinsèques du langage au sujet parlant, au social, à l’histoire, ou l’émergence du langage lui-même. Si le dialecte est un code dépendant de son intégration à l’ensemble des autres codes sociaux, la langue implique une séparation du langage et de la société ; elle dispose d’un "espace" propre, isotrope, illimité, affranchi de tout localisme, déterminé par la libre circulation de ses mots. Si le locuteur dialectal est avec l’extérieur dans un rapport d’assimilation ou de rejet, le locuteur de langue connaît un rapport d’identification et de différenciation. Il constitue l’unité de sa langue dans le miroir des autres langues – qu’elles soient les langues contemporaines ou la langue dont son parler est issu [a]. Les créateurs du français identifiaient leur dialecte au latin et, plus ils l’identifiaient, plus leur dialecte se trouvait différencié, du latin d’abord, de lui-même ensuite devenant langue à son tour. Cette émergence de langue que j’ai décrite ailleurs comme adossement [b] est celle de l’anglais, de l’allemand ... et du breton. C’est en identifiant leurs dialectes au français que les pionniers du breton moderne les en ont différenciés et ont différencié de ces dialectes une langue naissante, libre de tout localisme et unifiée4. Au grand scandale des locuteurs dialectaux qui n’ont pas fini d’y voir une trahison, une manière d’assimilation, la porte ouverte à une invasion sournoise du français au mépris de la bretonnité.

Le critère sans doute le plus solide de la langue est que son locuteur entretient avec elle une relation d’étranger 5. La relation d’étranger assure la distanciation, la liberté du locuteur par rapport à son langage et en même temps l’indépendance de son langage par rapport à la société. Les lecteurs du Cheval d’Orgueil qui s’attendrissent sur le monde traditionnel ne mesurent généralement pas le gouffre qui les en sépare, celui de la liberté que leur a apportée le français et d’abord la liberté d’une relation d’étranger à ce monde disparu simplement en tant que langue supplantant les dialectes. Le dialecte est d’un lieu, la langue est d’un temps. L’accession du dialecte au statut de langue, le retour d’une langue aux dialectes trouve dans les vicissitudes socio-politiques seulement des conditions, non pas des causes. La langue est catholique au sens propre (universelle), le dialecte est païen (chose du pagus). P.-J. Hélias a beau dire qu’il est d’un lieu avant d’être d’un temps, il le dit en français, ou s’il s’aventure à le dire en breton, il recourt à la langue littéraire. Je tiens à marquer l’analogie entre l’instauration de la relation d’étranger et ce que Lacan a nommé le stade du miroir : l’émergence de la langue comme corps unifié en relation fondatrice avec les autres langues ne rappelle-t-elle pas la découverte par le petit enfant de sa propre image (ou de l’image d’autrui) comme anticipant, promouvant l’appréhension et la maîtrise de sa propre unité corporelle. Puisque j’en suis aux références, je citerai Hölderlin : « Mais ce qui nous est propre demande à être appris aussi bien que ce qui nous est étranger. » Et Heidegger commentant cette phrase : « Telle est la loi selon laquelle le poète ne parvient à être chez soi qu’au bout d’une traversée poétique qui le conduit d’abord à l’étranger, dans l’exil. » (Notion d’exil que traite également la Kabbale comme passage préalable à la liberté.) Pierre Fédida, dans un article lumineux intitulé précisément "Le site de l’étranger" (L’écrit du temps 2. 35–44), reprend les dires de Hölderlin et de Heidegger et conclut : « Comme le disait Heidegger du Grec étranger à sa propre langue et devant passer, traverser, d’une rive à l’autre, en sa propre langue, l’acte poétique est bien de fondation par tra–duction et ainsi d’appropriation du propre depuis ce site intérieur instauré comme étranger » (pp. 36–37)

Á quoi sert un dictionnaire de psychanalyse en breton ? Á rien, si l’on attend qu’il soit utile aux psychanalystes. "Pourquoi le breton ?" m’écrivait une amie. Question aussi scandaleuse que "Pourquoi la Peinture ?" L’avènement d’une langue ne relève pas de la politique, mais de la poésie. Comme l’avion supersonique à la pointe de son tonnerre, il crève le mur de l’histoire. Les conditions historiques ne l’expliquent pas. Tout au plus le permettent-elles. Et encore... À preuve que pour ce qui est du breton moderne, ces conditions sont inapparentes ou franchement contraires.
___________________


[a] Sl. KIS–297, pp. 185–189 diaraok.
[b] Sl. Ems 126.3–15 ; Po&sie 29.55.
_______________________

1 J’écris culture, le sens n’étant plus le même. Il s’agit ici du sens américain qui tend à se généraliser : « genre de vie dans un lieu déterminé. »

2 J’emprunte ce terme de hors-venu à mon parler natal. À Saint-Carreuc, était "hors-venu" celui qui, établi dans la commune, était né. ailleurs, fût-ce dans la commune voisine.

3 Dans le dialecte gallo de mon enfance, marché et noir se disaient [marche] [nεiR]. Mais quand le terme marché noir se trouva introduit pendant la seconde guerre mondiale, il était prononcé comme en français.

4 Ceci est bien entendu à compléter : le breton moderne est né aussi, et d’abord, de son identification-différenciation avec la langue bretonne du haut Moyen Âge, avec les autres langues celtiques et sa langue sœur, le gallois, surtout. À ce propos, se reporter à ma préface à la Marie-Morgane, Les Presse d’aujourd’hui, Paris, 1981.

5 Alors que le dialecte fait corps avec son locuteur, "lui vient des tripes" au point qu’on le dit "parler naturel", la langue n’existe vraiment que quand son locuteur entretient avec elle une ambigüe relation d’étranger. Elle s’éloigne de la nature pour gagner l’histoire. Elle se crée en servant à créer. Le "dirigisme langagier" (A. Sauvageot) qui préside au destin des langues est fondé sur cette relation d’étranger – au même titre que la poésie et les autres arts du langage.