I- RACINES BARBARES

  I - Les Chaldéens, le mystère initial Les Chaldéens1, qui avaient formé dans l’empire assyrien une caste supérieure, commencèrent de bonne heure à recueillir les connaissances mystérieuses qui devaient établir les bases d’une civilisation.

Ces prêtres vivaient primitivement dans le pays d’Ur, patrie des ancêtres d’Abraham, habité aujourd’hui par les tribus kurdes, qui sont affiliées aux Carduques, peuple sauvage et indomptable. On ne sait pas à quelle époque ils se rendirent maîtres de la Babylonie ni comment ils y fondèrent une domination politique assez forte pour se maintenir pendant une longue suite de siècles à travers les révolutions que le pays eut à subir. Ce nom de Chaldéen désignait donc la partie savante de la nation et une théogonie à laquelle ils étaient seuls initiés et qui embrassait l’histoire entière de l’univers et de sa formation successive. Dans ce système, toutes les puissances cosmiques, qui avaient présidé à la création de l’ordre universel, procédaient les unes des autres par voie d’engendrement, et partant du dieu Oannès, mi-poisson mi-homme, aboutissaient au démiurge, à l’ordonnateur définitif, à Bêl2 la plus haute divinité des Babyloniens, le père des dieux qui organisa à la fois le monde et la société ; qui forma l’homme et les animaux de son propre sang ; qui régla dans le ciel le cours des astres, comme il institua ici-bas les lois qui gouvernent les hommes. C’est lui aussi qui préserva le roi Xisuthrus des flots du déluge, qui fit bâtir la Tour des Langues (Babel, l’Étemenanki), qui fonda Babylone et après avoir achevé son œuvre sur la terre et au ciel, disparut. À ces conceptions primitives s’ajouta tout un ensemble de doctrines fondées sur l’astrologie.

1 En Babylonie et en Mésopotamie. Le dernier terme provient de Bab-Ilo, « la porte du dieu Ilo ». 2 Bélus, au sens de maître. Sa statue d’or sera emportée par Xerxès. Les autres dieux vénérés étaient Marduk, Myllita, Borsippa, Sin (la lune), Samas, Hadad, Nana et Ana. « Les astres influent beaucoup sur la naissance des hommes et décident de leur bon ou de leur mauvais destin, selon les Chaldéens. Les changements qui surviennent dans l’atmosphère sont autant de signes de bonheur ou de malheur pour le pays et les nations aussi bien que pour les rois ou les individus. Les astres deviennent ainsi les interprètes des volontés divines ou, pour mieux dire, des arrêts du destin », dit Diodore3. Le plus influent de ces astres, celui qui circule au plus haut des cieux reçut le nom de El, Bêl. Les autres planètes du système chaldéen étaient : Nergal (Mars), Vénus, Nanœa des livres saints et Nebo4, dont le nom se rencontre dans la composition d’une foule de noms assyriens, désignait Mercure, et Jupiter correspond à Bel Gad. En plus du soleil, de la lune, des cinq planètes et leurs divisions prenaient place les douze maîtres qui président aux mois de l’année et qui correspondent aux douze signes du zodiaque. À ces divinités principales, se rattachaient d’autres puissances distribuées dans un ordre tout à fait scientifique et religieux, entrant comme élément majeur dans le culte des Chaldéens. Ce système beaucoup trop savant et trop compliqué correspondait mal aux besoins grossiers de la foule, et les monuments provenant des ruines de la cité, comme les cylindres, les pierres gravées, témoignent de la variété des idoles qu’on adorait dans ce pays. Le grand dieu et la grande déesse de la nature étaient Bêl ou Baal et Beltis ou Mylitta5 (Zeus et Aphrodite chez les Grecs). Bêl avait à Babylone un temple splendide enrichi par la magnificence et la piété des rois Chaldéens, tout comme Mylitta avait aussi le sien. Hérodote, qui vit le temple de Bêl, nous dit qu’il comportait sept étages de tours : dans la dernière, une chapelle contenait un lit bien garni et une salle d’or, mais on n’y voit point de statue, excepté en bas où il en est une de Jupiter, assis à côté d’une table (le tout également en or). Hors de la chapelle se trouvait un autre autel sur lequel on immolait le bétail et où l’on brûlait tous les ans, à la fête du dieu, mille talents d’encens. 3 Historien grec. 4 Nabo, Nabû ou Nabou.(dieu de la sagesse). 5 La déesse-mère, ancêtre de l’Astarté phénicienne et de l’Aphrodite grecque. Tous ces renseignements se trouvent confirmés par le prophète Daniel qui nous dit que soixante-dix prêtres étaient attachés au service du temple et offraient chaque jour au dieu douze grandes mesures de farine du plus pur froment, quarante brebis et six grands vases de vin.

Dans ce temple régnait un grand dragon que les Babyloniens adoraient et que Daniel lui-même tua sous les yeux du roi. Un tel culte devait exciter une profonde horreur chez les adorateurs de Jéhovah : de là leurs véhémentes invectives contre toutes ces idoles : « Cette Babylone si distinguée entre les royaumes du monde, dont l’éclat inspirait tant d’orgueil aux Chaldéens, sera détruite comme Sodome et Gomorrhe que le Seigneur a renversées ». Et le destin que les Chaldéens n’avaient pas su lire dans les astres s’accomplit. La ville de Bêl, déchue de son rang de capitale, vit ses honneurs passer à des cités nouvelles ; la solitude et le silence régnèrent là où habitait naguère un peuple immense, et la reine de l’Orient ne fut même plus une bourgade obscure, mais un monceau de ruines. Quant à ces prêtres si savants du dieu Bêl, ils se dispersèrent dans le monde grec et romain et y diffusèrent cette fausse science de l’astrologie qui régna sur les esprits jusqu’au XVIe siècle de l’ère chrétienne. On ne connaît encore qu’imparfaitement la constitution des empires assyrien et chaldéo-babylonien, mais il est un fait acquis, à Babylone comme à Ninive, le pouvoir du souverain était absolu. Le roi des rois, ainsi qu’il est désigné sur les monuments, réunissait en lui le double caractère de monarque et de chef de la religion. Les souverains de Ninive s’intitulent toujours « vicaires des dieux » et Nabuchodonosor, dans l’inscription de Borsippa6, est nommé le chef des prêtres. En Assyrie comme en Babylonie ainsi qu’en Égypte, le prince est regardé comme le représentant de la divinité sur terre et comme tenant directement son autorité des dieux. Il y avait aussi à Babylone, une classe de prêtres qui, sous la domination de Chaldéens, exerçaient une grande influence sur le gouvernement.

6 Non loin de Babylone. « Les Chaldéens sont les plus anciens des Babyloniens ; ils forment dans l’État, une classe semblable à celle des prêtres en Égypte instituée pour exercer le culte des dieux. Ils passaient toute leur vie à méditer les questions philosophiques, et ils se sont acquis une grande réputation dans l’astrologie », selon Diodore de Sicile. La science des Chaldéens est une tradition de famille : le fils, qui en hérite de son père, est exempt de toute charge publique. Ayant leurs parents pour précepteurs et habitués à l’étude dès l’enfance, ils ont le double avantage d’apprendre toutes ces connaissances sans réserve et d’y apporter une grande foi ; ainsi, ils reçoivent et transmettent leurs traditions sans altération. Quoique, suivant Diodore, la caste des Chaldéens formât une corporation héréditaire, il est à croire que les étrangers pouvaient y être admis quand ils avaient reçu dès leurs plus jeunes années, l’instruction nécessaire : l’histoire de Daniel et de ses compagnons le prouvent suffisamment. À la tête de la hiérarchie sacerdotale était une sorte de grand rabbin ou archi-mage qui accompagnait le roi partout, même à la guerre, et qui exerçait dans les conseils un grand ascendant. Venaient ensuite des classes distinctes et plus ou moins élevées qui comprenaient, d’après le livre de Daniel, les scribes sacrés, les tireurs d’horoscopes, les magiciens, les conjurateurs et leur science, ce qui leur assurait une immense influence sur la destinée des peuples. Ils étaient disséminés dans la Babylonie entière où ils avaient fondé des écoles, dont la plus florissante, au dire de Strabon, était celle de Borsippa. La plus grande partie de leur temps se passait à observer les astres dans leur ciel sans nuages, dans un intérêt politique, scientifique et religieux. Leurs observations, qui datent de plus de quatre mille ans, nous renseignèrent sur le cours régulier de la lune qui fut pour eux le principe de la mesure du temps, ce qui leur permit de prédire les éclipses de cet astre, ainsi que celles du soleil. En déterminant les points équinoxiaux et solsticiaux, ils avaient trouvé l’année vraie avec ses quatre saisons et déterminé cette construction à la fois astronomique et symbolique qu’on appelle le zodiaque7. Ils ont structuré le ciel et il n’est pas impossible que Ptolémée (astronome et géographe grec du IIe siècle après J.-C.) se soit servi de ces données astronomiques pour rédiger son Almageste. 7 Les bornes de donations de terre, placés sous la surveillance des dieux, portaient sur la partie supérieure les symboles de la déesse Ishtar, représentée par une étoile à huit branches, du dieu Sin au croissant lunaire et de Shamash au disque solaire. II - Affinité des religions anciennes

Pour qui veut aller d’Égypte en Babylonie, il est nécessaire de gagner d’abord la Haute Syrie de l’intérieur, l’actuelle région d’Alep, où convergent et se démêlent toutes les pistes qui courent de l’Euphrate moyen à la Méditerranée. Pour monter des bouches du Nil à Alep, il est possible d’emprunter la voie de terre par l’isthme, le désert et la steppe palestinienne, puis le grand chemin de la Syrie intérieure. Mais combien moins pénible est de gagner par mer la côte phénicienne et de poursuivre en longeant la côte par la route de terre ou en navigation de cabotage jusqu’à l’orée des défilés qui ouvrent la voie directe de l’Est en Haute Syrie : ce fut du reste la route habituelle des invasions égyptiennes en Asie. Les lignes navales phéniciennes en direction de tous les rivages n’étaient d’ailleurs qu’un élément dans le réseau de la circulation entre l’Europe, l’Asie et l’Afrique à toutes les époques de l’histoire. Au centre du réseau, la Phénicie s’insère, contournée ou traversée par les routes et dans une position telle qu’on peut compléter la définition géographique de ce pays en disant qu’il est au carrefour de plusieurs itinéraires intercontinentaux de grande communication. Quant au voyageur de Mésopotamie en route pour l’Occident, il remontera l’Euphrate jusqu’au saillant de la grande boucle et prendra vers l’Ouest. De là, par quelques-unes des grandes routes débouchent dans la région d’Alep, il continuera tout droit si son objectif est l’Asie Mineure ou plus loin en même direction. Mais s’il se rend en quelque lieu de l’Égée, de la Crète ou de la péninsule hellénique, en Libye ou en Égypte, il ne pourra faire autrement que de descendre vers la côte phénicienne et d’y rejoindre le port d’embarquement le plus convenable. Cette disposition des grandes lignes de parcours au travers de la Phénicie, qui commande la situation matérielle de cette côte parmi les peuples du bassin maritime et de l’Asie intérieure, déterminera grandement les événements de son histoire depuis les lointaines origines. Mais le fait le plus remarquable, c’est que la conformation spirituelle des pays phénico-syriens ne sera jamais affectée à un degré sensible par les épisodes de leurs incorporations aux organisations impériales diverses. Bien au contraire, on observe que ces Asiatiques ont investi et enrichi la culture de leurs conquérants, et cela est particulièrement visible en Égypte à la brillante époque de l’empire thébain des derniers siècles du 2e millénaire. L’influence sémitique d’Asie dans la langue et les usages rappelle le lointain souvenir des mouvements de peuples et des transmissions antérieures à l’Histoire, lorsque les premiers ancêtres de ces sémites, parvenus dans la vallée du Nil en grande masse, y apportèrent leur civilisation matérielle et le bagage des grandes religions « naturelles » qui sont une grosse part du trésor culturel de l’Égypte ultérieure. Et les descendants de ces mêmes, ceux du Canaan et du domaine circonvoisin, devaient toujours rester impénétrables à toute influence réelle des forces extérieures. Alep et Damas, les deux grandes villes de l’arrière-pays, immémoriales et toujours aussi vivantes, sont commandées depuis les plus lointaines origines par la fonction topographique. Damas, Porte du grand désert à l’Est pour la Syrie centrale ; Alep, carrefour principal de toutes les routes de la Mésopotamie vers l’Asie Mineure et le grand Occident, de la Syrie vers le Caucase et le nord-est, ainsi que vers la Mésopotamie par l’Euphrate. De toute Antiquité, les axes qu’empruntent les routes sont au nombre de deux : la brèche du Nord, à l’extrémité nord du Liban, amorcée à Simyra, en Palestine, sur la côte non loin d’Arados par la vallée du petit Éleuthéros, et dont le débouché sur l’Oronte supérieur a toujours été gardé par de grandes places comme Kadesh (Qadesh), capitale d’État au deuxième millénaire, ou Qatna dans le voisinage (l’actuelle Mishrifé). La brèche du Sud, en ligne droite dans le prolongement de la baie profonde qui abrite le mont Carmel, est fermée du côté de la mer par la place célèbre de Megiddo1 dans la plaine d’Esdrelon au débouché du Jourdain par la forteresse non moins connue de Beïsan, le Beit-Shean de la Bible.

Sur la côte, les ports bien connus de la pentapole philistine avec Jaffa (l’ancienne Joppé) au centre ; dans le pays intérieur, Jérusalem sur sa crête à 800 m d’altitude surplombant de près l’abîme de la Mer Morte ; plus au sud, Hébron, la Palestine méridionale déjà au contact des steppes. Quant à celle du Nord, ancien royaume d’Israël, elle a son centre marqué en Samarie par la Sichem antique (tribu d’Éphraïm). 1 Où Touthmôsis III obtint la victoire sur le royaume syrien du Mitanni. (Le roi) « était armé comme Horus le victorieux et ressemblait à Montou, dieu de la guerre », lit-on dans les annales royales de Karnak. Diverses informations un peu éparses conduiraient à faire croire, au IIIe millénaire, à un état d’homogénéité sémitique de tout l’ensemble constitué par la Phénicie et la Palestine jusqu’à l’extrême sud. Cette homogénéité est mieux assurée au Nord, englobant la Haute Syrie, où les Amorites sont purement et parfaitement sémites. Cette parenté ethnique est toujours très incertaine, et ce que nous désignons sous le nom de race, consiste en communautés de culture, de langue, de toutes sortes d’acquisitions unifiées par contacts et par échanges. Et le monde indo-européen immense, colossal, qui sort de l’ombre en ce IIe millénaire, n’a justement d’autre caractère ni d’autre définition que cette communauté de langue, acquise au cours de milliers d’années d’une élaboration antérieure dans l’immense plaine de l’Europe asiatique du Nord où l’intercommunication ne rencontra pas d’obstacles. De même chez les sémites du monde syro-palestinien primitif, il y a communauté ou affinité étroite des langues et c’est la définition même de la qualité sémitique. Il est observé depuis longtemps dans cet ordre, qu’entre Phéniciens et Israélites, sans parler de la religion en général, il y eut des contacts très étroits dans la mythologie et la cosmogonie. Chez ces derniers, l’origine du monde et la création sont exposées aux premières pages de la Genèse. En ce qui concerne les Phéniciens, l’écrivain Philon de Byblos, qui vivait au temps d’Hadrien, a conservé un extrait d’un ouvrage de date indéterminée, attribué à un certain « Sanchoniaton » qui avait enregistré, dans le domaine de la religion et de la légende, des histoires bien intéressantes du point de vue des contacts culturels avec les autres peuples, notamment la légende de « Samenrûm ». Ce héros des origines de Tyr, où il avait inventé la construction des cabanes en roseaux, est en lutte contre son frère Usoôs, un chasseur vêtu de peaux de bêtes. C’est évidemment une image de la rivalité immémoriale qui règne partout sur les lisières, où la terre cultivée confine aux steppes, entre les sédentaires, cultivateurs et habitants de villages, et les nomades, chasseurs et bergers. Or, une image identique, parallèle, a passé dans la légende israélite, celle de Jacob, le sédentaire, en contestation avec son frère Ésaü, le chasseur sauvage. Par adaptation aux faits réels, on admit que Jacob représentait Israël et qu’Ésaü était Édom le Rouge. Mais le sens primitif n’en transparaît pas moins, et ce qui est remarquable, c’est que l’on voit dans les deux versions, israélite et phénicienne, que le nomade a la même figure, homme redoutable, velu ou couvert de peaux, mais surtout qu’il porte le même nom : Usoös / Ésaü, ce qui prouve qu’il y eut dans les deux cas une source documentaire commune. Il vient de se manifester d’une manière remarquable que les gens de la Haute Syrie conservaient dans leur littérature religieuse les témoignages de certaines relations avec le Sud et la connaissance des religions et des sanctuaires de la steppe de la Judée du sud, qui joue un grand rôle dans les traditions des peuples de la famille hébraïque, connues de nous par les traditions d’Israël. La nouvelle découverte est celle du fonds des textes de Ras Shamra2 (l’ancienne Ugarit ou Ougarit), localité de la côte aux environs de Latakièh ou Lattaquié (l’ancienne Laodicée) en Haute Syrie. Les révélations de communautés traditionnelles qu’on y a trouvées sont devenues beaucoup moins surprenantes du jour où on s’aperçut que les collections religieuses de Ras Shamra étaient simplement transcrites de documents originaux de la Phénicie méridionale. Cela établit, il est curieux d’observer dans cette bibliothèque certains longs poèmes religieux, dont bon nombre de passages sont à relever du point de vue des concordances qui nous occupent. Voici d’abord une sorte de récit, en rapport avec les rites de la fertilité et de la fécondation, où l’on trouve mention d’un héros, Seb Ani dont la naissance est annoncée comme il suit : « Enfante donc Seb Ani, ô femme d’Étrah. Il construira Ashdod et dressera le Ad, la pierre levée, au milieu du désert de Qadesh ». Or Ashdod3 est bien connu ; c’est une des grandes places maritimes de la côte philistine, et de même, Qadesh et son « désert » sont aussi connus. C’est une oasis de la steppe au sud de la Palestine, un sanctuaire célèbre dans la légende des origines nationales d’Israël qui situe en cette place le fameux séjour au désert d’avant la conquête de la Palestine et l’acquisition du dieu national qui, dans la notion israélite, aurait été celui de Qadesh même. Depuis longtemps, on a éclairé que cette place religieuse sur la marge du désert sud palestinien aux temps pré israélites était un lieu de rendez-vous de toutes les tribus nomades et tous les sédentaires du monde environnant.

2 D’Ougarit, dérive l’ougaritique, dialecte sémitique, l’écriture alphabétique de nature cunéiforme comme celles des poèmes Baal, Yâm, légende de Kéret… 3 Achdôd ou Azotos. D’autre part, nous retrouvons en Phénicie un héros de légende nationale qui « plante le Ad » de Qadesh, exactement comme l’Israélite de la légende biblique ; c’est-à-dire, qui fonde le sanctuaire après avoir découvert et conquis le dieu ; et le fondateur est de même un Seb Ani, fils d’Étrah, et cette dernière figure est identique à la personne biblique de Terah, le père même d’Abraham, lequel, en tradition israélite, s’avère précisément le grand fondateur des sanctuaires nationaux avant que ne se présentent dans la même fonction les autres patriarches… L’original de cette histoire de Ras Shamra est un document pour le moins antérieur au XIIIe siècle avant J.-C. en provenance de la Phénicie tyro-sidonienne, et l’on trouve dans cette collection un autre poème où Terah est de nouveau au premier rang.

L’histoire est celle d’un roi de Sidon4, du nom de Kéret, en lutte contre des envahisseurs dont le chef se nommait Terah. Kéret, chéri par le dieu El, se met en route avec son peuple pour marcher, semble-t-il, contre les Térachites, lesquels ont dans leurs rangs plusieurs peuples : Zabulon, Aser, Yetsp, dont le nom se rapproche de Iosep. Il n’est pas impossible qu’avec cette légende phénicienne on ait un écho de l’événement historique de l’invasion des Hébreux dans le Canaan méridional qui, au temps des textes de Ras Shamra et surtout de leurs originaux sidoniens, n’était pas de date très ancienne. Mais ce qu’il faut surtout remarquer dans les poèmes de Kéret et de Seb Ani, ce sont les similitudes de faits et de noms avec la tradition israélite, la même concordance qu’entre Usoös et Ésaü, le bédouin sauvage et redouté. Cela suppose de longues et continuelles fréquentations entre les peuples sémites du domaine syro-palestinien à leur époque historique la plus ancienne. Les Israélites, arrivés en Palestine ont fini de s’y installer vers le XIe siècle, lorsque la légende des origines nationales commence chez eux à s’organiser en lui incorporant des récits visant au double résultat d’accaparer pour le bien national les vieux sanctuaires indigènes et de légitimer ainsi la possession du pays conquis par la force. Les patriarches sont conçus pour ce double dessein : ils s’affirment les ancêtres du peuple sensé avoir vécu plusieurs siècles avant la conquête et avoir déjà résidé en Palestine. 4 Grand port phénicien, la Sagette des Croisés, aujourd’hui Saïda au Liban. Les conquérants réels ont trouvé là, dans les ville,s des sanctuaires immémoriaux et d’influence très importante : Bethel (Souz), el Khalil (Hébron), Sichem (Naplouse), Beersheba… Il sera entendu, pour conforter la thèse nationale, que ce sont les patriarches Abraham, Isaac, Jacob, Joseph qui ont révélé et conquis les dieux de ces places et fondé les sanctuaires qui, dès lors, seront foncièrement israélites et dont les dieux locaux deviendront identiques à leur dieu national. C’est ainsi que Jacob, révèle le dieu de Bethel, dont Abraham, dans la généalogie israélite, est le père de tous les Hébreux et le représentant de toute la race araméenne, simple figure du héros fondateur de la vieille place religieuse cananéenne d’Hébron. Quant à Joseph, nom d’un peuple cananéen transformé chez Israël en « patriarche », on reconstitue que, dans la forme primitive, il était l’instaurateur du sanctuaire de Sichem, bien que plus tard son nom ait été remplacé par celui de Jacob, lorsque pour les besoins des élaborations littéraires, le nom de Joseph devint celui du héros principal de l’histoire du séjour d’Israël en Égypte dans ce qu’on a appelé « le roman de Joseph ».

III – La religion des Hittites

La religion des Hittites1 s’apparente aux croyances primitives des initiateurs de l’Asie antérieure, les Sumériens. Les Hittites reconnaissaient un Grand dieu des sommets, le dieu créateur Khâti, dieu de l’Orage, maître du tonnerre et des pluies, et une Grande déesse, la Terre Mère. Par leur union, les deux divinités engendraient la vie du monde. À côté d’eux, figurait un dieu plus jeune, analogue au Grand dieu, dont la légende en faisait le fils ou l’amant de la Grande déesse, parfois les deux à la fois. Les divinités masculines étaient représentées tenant la foudre et la hache ; leur animal attribut était soit le taureau soit un caprin. La Grande déesse a deux aspects : quand elle est fertilité, elle est femme, long vêtue, la tête ceinte d’une sorte de couronne en forme de tiare ; quand elle est fécondité, elle est nue et comme venant d’achever de se dévêtir devant le fidèle. Son animal attribut est tantôt le lion, tantôt la colombe. Les divinités subsisteront en Asie Mineure et en Haute Syrie, et ici, la déesse sera Cybèle ou Déméter comme en Grèce, où cette dernière était unie au Dionysos d’Éleusis, sans doute calqué sur le modèle égyptien Isis-Osiris. Le grand dieu Adad (l’Hadad syrien) se perpétuera sous les traits de Jupiter Dolichénus, debout sur un taureau. Le jeune dieu sera Adonis. À Iasili-Kaïa, sanctuaire rupestre en plein air, plusieurs grandes scènes religieuses ont été sculptées sur les parois des rochers. L’une représente le mariage mystique du Grand dieu et de la Grande déesse sans lequel il ne saurait y avoir fécondation et reproduction sur la terre. Deux files de personnages vont l’une vers l’autre : c’est la cour des dieux composée de divinités secondaires et de prêtres. Le dieu-fils figure dans le cortège de la Grande déesse derrière laquelle il se tient. Le pays d’Omphale2, reine légendaire de Lydie3, représentait aux yeux des Grecs un paradis de luxure doré, où la fête perpétuelle des dieux asiatiques Cybèle, Dionysos et Atys, menait sa joyeuse orgie au son des cymbales, de la flûte et de la pectis aux cordes multiples, sans pour autant faire de sort aux dieux grecs Apoll


1 Nommés également Hétéens en Cappadoce, puisque installés au pays des Hatti. En grec Khetaios, en hébreu Khèti-Khètim, en assyrien Khati et en égyptien Khaîti-Khati. 2 Célèbre pour ses amours avec Héraklès. 3 Ou Méonie, entre la Phrygie et la Carie. Amis, Grecs et Lydiens se comprenaient, s’empruntaient leurs cultes, leurs modes, leur élégance et leur lyrisme, formant un fonds de civilisation exotique très composite déjà proche du libre esprit de l’Occident. En Babylonie, la littérature est avant tout une adaptation des vieilles légendes et des vieux mythes sumériens. On y trouve un récit de la création du monde où Nimourah, le fils d’Enlil, dieu du printemps, combattait le dragon du Chaos. « Le dieu Marduk considéra la totalité des pays. Il les vit et chercha un roi juste… qu’il amènerait par la main. Il appela son nom : « Cyrus, roi d’Anshan »… « Le dieu Marduk inclina vers moi le grand cœur des Babyloniens… et moi, chaque jour, j’avais soin de l’honorer… », Cyrus s’adressant aux Babyloniens (VIe siècle avant notre ère). Sous l’influence de Babylone, le grand dieu sémitique Marduk ou Mardouk (fils d’Éa) se substitue à Nimourah, et seul a le courage d’affronter le dragon Tiamât, terreur du pays. Enfin la religion évolue et se dégage de l’encombrant panthéon sumérien ; l’effort des prêtres tend à créer une véritable religion d’État avec un dieu suprême : Marduk, dieu de Babylone, expression supérieure de la pensée divine. Sur la côte de Palestine4, les Philistins adoptèrent les dieux naturistes des indigènes cananéens, sans oublier les divinités de leur Crête natale : Ascalon garda ses dieux poissons, Dagon et Derceto, originaires de la Basse Chaldée, mais en y ajoutant la déesse crétoise aux colombes, Nerkéto ; Ekron voua son culte à Marna et Baal, tandis que Gaza et Achdôd (Azotos) à Dagon et au couple crétois, Zeus Crétagènès et Britomartis. Dans la religion phrygienne5, le culte de la terre occupait le premier rang avec Mâ ou Cybèle, adorée à Comana ou bien Nâna (une des formes d’Ishtar), déesse-mère, amante de son fils Atys ou Attis, dieu de la végétation comme l’Adonis syrien. Le dieu lunaire, Mên s’associait à Nâna, et jusqu’à l’époque romaine le culte d’un bétyle noir ou « pierre borne », subsistera à Pessinonte. Dionysos, dieu thraco-phrygien, dont le culte, transporté en Grèce avec celui de Cybèle et d’Atys, devait infuser au paganisme classique, un esprit d’exaltation asiatique. 4 Le nom ancien est Pelichtim. Il lui fut donné par les tribus juives en lutte contre les Philistins. 5 Les Phrygiens descendent des Bryges de race thrace et arménienne.

IV – Le Panthéon syrien1

La Syrie, comprise entre la Cilicie, la Judée, la mer intérieure et l’Euphrate, est un pays aux délicieuses vallées et plaines fertiles situées au pied des ramifications du Taurus, de l’Amanus et du Liban. Cette fertilité contraste avec le désert qui vient s’étendre à l’Est jusqu’à l’Euphrate. Cette région était divisée en Syrie supérieure au nord et Cœlésyrie ou Syrie creuse au sud. Parmi les villes principales de la Syrie du Nord, on distinguait Hiérapolis, Bambyce, ou la ville sainte (aujourd’hui Membidj) avec le temple fameux d’Astarté près de Zeugma sur l’Euphrate et Apamée située sur l’Oronte. Myriandros, ancienne colonie phénicienne, s’élevait non loin des défilés de la Cilicie et d’Issus ; Thapsaque, le passage le plus fréquenté qu’il y eut sur l’Euphrate ; enfin, dans une oasis située au milieu du désert, Palmyre, nommée aussi Tadmor. La Cœlesyrie, située entre le Liban et l’Anti-Liban et arrosée par l’Oronte, avait pour capitale Damas sur le Chrysorrhoas qui se divise dans ses environs en une foule de petits ruisseaux au milieu d’une belle vallée. Elle renfermait en outre Héliopolis (l’actuelle Baalbeck), fameuse par son temple du soleil dont on voit encore les ruines plus imposantes que celles de Palmyre, plus gigantesques dans leur ensemble. Il y avait encore un temple de Baal à Émèse2 et un autre sur les bords de l’Oronte, au milieu d’un bois de lauriers et de cyprès, dédié à Apollon et à Diane. Les Syriens3 étaient de race araméenne et très proches parents des tribus sémitiques qui les entouraient. Placés sur un sol fertile, ils ne furent ni nomades comme les Arabes, ni navigateurs comme les Phéniciens, mais agriculteurs et commerçants, car d’une part, ils touchaient à l’Euphrate et de l’autre à la mer, routes ouvertes devant eux et qu’ils exploitèrent. D’ailleurs, les caravanes qui faisaient passer les précieuses denrées de l’Orient par la Phénicie prenaient nécessairement leur route à travers leur pays et sollicitaient les habitants à se mêler à leurs courses fructueuses. 1 Bahr-el-Chân, pays de la Gauche, c’est-à-dire, à gauche de La Mecque. 2 Aujourd’hui Homs, dont le grand prêtre était Élagabal. 3 Ils fondèrent de nouveaux états et leur langue s’imposa tout comme leur écriture linéaire. La religion des Syriens avait de nombreux rapports avec les cultes des nations voisines. Le Bêl4 des Chaldéens se transforme ici en dieu Baal. C’était le souverain seigneur, et ce maître suprême n’était autre pour la foule que le soleil lui-même, ou Jupiter, ou quelque autre planète. Il semble aussi avoir adoré la lune sous le nom de Baal Gad. Une divinité toute nationale en Syrie était Atargatis, adorée principalement à Bambyce et qui à l’origine, se confondait sans doute avec la Derceto phénicienne ou même avec l’antique Anat, cette déesse mi-femme et mi-poisson, qui avait des temples à Joppé, à Ascalon et à Azoth (Azotos ou Achdôd). Le culte d’Atargatis avait également de grandes ressemblances avec celui de la Cybèle de Phrygie, et l’on finit même par identifier les deux déesses, comme Onca ou Onga fut assimilée à Athéna. Leurs prêtres se livraient à des danses sauvages au son du tambour et des flûtes, se flagellaient jusqu’au sang et se mutilaient dans des transports frénétiques. Un trait caractéristique des religions de la Syrie est l’abstinence de la chair de poisson et le respect pour les colombes. Quant aux sacrifices sanglants et aux pratiques à la fois lugubres et orgiaques, à ce mélange de douleur et de luxure qu’on retrouvait en Phénicie aux fêtes d’Adonis, ils étaient malheureusement communs à bien des peuples de l’Asie occidentale. 4 Dans le panthéon syrien, la triade la plus importante comprenait, outre Bêl, le dieu solaire Yarhibol et la divinité lunaire Aglibol. V - La religion des Phéniciens La religion des Phéniciens1 n’a pas encore été très définie. Ils n’étaient guère que les héritiers des dogmes savants de la Babylonie et de l’Égypte. Des échanges avaient existé entre les sanctuaires de Memphis, de Thèbes et ceux de Byblos, eux-mêmes disciples des mythes et théologies de la Chaldée. Cette religion comportait une triade composée de Baal, Melqart (Milqart) et Astarté (ou Ishtar et Astoret), et pour exprimer l’idée d’une divinité triple et une autre, vérifiée, les Phéniciens créèrent un monstre à trois têtes, dont le corps vêtu de trois tuniques était serré par une ceinture formée de trois serpents et tenant en main une fourche énorme. Cette statuette en bronze fut trouvée sur les côtes de l’île de Sardaigne très anciennement colonisée par les Phéniciens. Une autre statuette représente la déesse Astarté : la tête surmontée du croissant de lune ou de cornes affectant cette forme, la langue pendante, le corps gainé couvert de mamelles, et de nouveau le croissant de lune à sa base. Cette figure présente une certaine analogie avec la Diane d’Éphèse, mais sous une forme beaucoup plus grossière. Baal, le maître, le seigneur, était la grande divinité des Phéniciens, et les Juifs le regardaient comme le mauvais principe et le grand ennemi de Jéhovah. Cette horrible divinité prend la forme d’un monstre barbu, dont la coiffure se termine par une trompe qui tient un serpent ou un poisson ; son corps est pourvu de mamelles féminines et il brandit une espèce de sceptre dans une main et un œuf dans l’autre. Les statuettes phéniciennes retrouvées diffèrent entre elles par les attributs, mais elles présentent toutes le même caractère de barbarie, lequel contraste singulièrement avec les productions égyptiennes de la même époque. L’apport le plus sérieux des Phéniciens à notre connaissance est l’invention de l’alphabet qu’ils enseignèrent aux Grecs. M. de Rougé a prouvé qu’au temps où les pasteurs régnaient en Égypte, les Cananéens avaient choisi, parmi les formes de l’écriture cursive, un certain nombre de caractères répondant aux articulations fondamentales de leur langue. Cependant, les Phéniciens ont non seulement laissé peu de livres, mais il n’est pas de peuple dont on ait moins d’inscriptions.

1 Le nom indigène est Zahi ou Kafît et Pœni à Carthage.

Une des causes contribuant à cette rareté, dit M. Renan, fut l’habitude de faire des inscriptions sur des plaques de métal (les traces des moyens de fixation se voient encore sur beaucoup de monuments), mais les plaques de métal se sont conservées en moins grand nombre, ayant plus de valeur et étant plus facilement transportables que la pierre. La ville de Byblos, située sur une petite éminence à peu de distance de la mer, fut particulièrement célèbre dans l’Antiquité par le culte qu’on y rendait au dieu syrien Adonis, pleuré par la déesse Astarté, son amante, car les eaux empourprées par le pollen des fleurs printanières semblaient un flot de sang. Les fêtes qui avaient lieu pour célébrer la mort et la résurrection du jeune dieu appelaient dans cette ville un concours immense de la population. Des fêtes orgiaques se déroulaient autour de ce drame mystique de la passion. Chaque ville phénicienne adorait un couple de « maîtres » divins, Baal et Baalat, qualifiés aussi « rois » Malek ou Melek, et reine des cieux comme Mylitta1 et Milqart (seigneur de Tyr). À ces titres souverains, s’ajoutaient des épithètes locales tirées du nom de la ville et des qualificatifs de nature Adad, El, Adonis (à Byblos), Astoreth, Tanit, etc. La propagation à travers la Méditerranée de certains de ces dieux et de ces rites s’est faite après l’hellénisation de la Syrie par Alexandre le Grand et par les collèges de trafiquants phéniciens comme ceux que l’on connaissait à Délos. Les mamelons qui descendent du mont Liban vers la Méditerranée étaient couverts de sanctuaires ou de petites églises ombragés de caroubiers. Avec les pierres qui en proviennent on a élevé de petites chapelles chrétiennes qui portent innocemment des inscriptions en l’honneur de Jupiter, de Vénus ou d’Astarté. L’un des deux côtés de l’élégant baptistère de Djebel, dit M. Renan, est formé par une pierre énorme qui a servi de fronton monolithe à un temple dans le style égypto-phénicien. On y a retrouvé tous les emblèmes communs à l’Égypte et à la Phénicie dont parle Philon de Byblos (globe ailé environné de serpents, etc). Il ne reste rien aujourd’hui du fameux temple de Byblos, mais on croit en avoir une sorte de représentation sur le revers d’une monnaie de (l’empereur) Macrin. 1 Déesse-mère, ancêtre de l’Astarté phénicienne ou de l’Aphrodite des Grecs. Le culte de Vénus est originaire de l’île de Chypre : la mythologie nous apprend que la déesse, sortie de l’écume sur son rivage, navigue ensuite vers la Grèce et aborde à Cythère. Il y a cependant un abîme entre la gracieuse création de la Grèce et l’ancienne divinité de Chypre qui n’est qu’une forme de l’Astarté phénicienne. Celle-ci représentait la force créatrice et reproductrice qui entretient et fait multiplier tous les êtres qui ont vie sur terre. La déesse primitive de Paphos n’avait même pas la forme humaine. C’est, dit Tacite2, un bloc arrondi, plus large à la base et se rétrécissant au sommet comme une pyramide. Les médailles de Chypre offrent en effet, l’image du temple de Paphos, gravée sur le revers de la divinité que les Phéniciens adoraient primitivement sous la forme d’une pierre conique, le plus ancien type connu de la déesse Astarté, plus tard identifiée à Vénus. Une autre médaille du temps d’Auguste nous montre l’antique idole conique dans sa simplicité primitive, et sous Vespasien on voit la même idole avec une étoile et un flambeau à chacun de ses côtés. Enfin, une médaille de Julia Domna, mère de Caracalla, présente le même symbole, mais cette fois beaucoup plus complet. Ici, la pierre conique se rapproche un peu plus de la figure humaine, puisqu’on y reconnaît l’emplacement de la tête et des rudiments de bras. Au-dessus du temple, apparaît le croissant de lune surmonté d’une étoile à huit rayons, de deux candélabres et deux colombes posées sur le toit ; une autre colombe est au pied de l’édifice dans une espèce de cour entourée d’une balustrade. Parmi les statuettes primitives trouvées à Chypre, il en est une, dont le front est orné d’une couronne où l’on peut voir des trous destinés sans doute à recevoir des étoiles ou des fleurs. Mais ce qui la caractérise, ce sont ses bras dans une attitude analogue à celle de la Vénus de Médicis. La déesse pose une main sur ses flancs qui ont porté le genre humain et l’autre sur le sein qui le nourrit. Comme il n’y a dans cette idole aucune recherche de grâce, on comprend aisément la signification symbolique de ce geste consacré. Dans les statues grecques, le mouvement de la Vénus semble exprimer l’émotion de la pudeur et l’étonnement d’être nue. Rien de pareil dans les images du premier âge : celles-ci représentent la mère universelle qui montre crûment ce qu’elle est, et affirme par là sa puissance et son rôle créateur. 2 Historien latin. La déesse de Chypre nous apparaît encore assise, les bras allongés sur les genoux et tenant une fleur dans sa main droite. Sa tête est coiffée d’une triple couronne de roses et son cou orné de perles. C’est en effet au milieu des pierreries étincelantes, des fleurs et de l’encens qu’on honorait la déesse de Paphos et d’Amathonte. La fleur que ces déesses tiennent à la main est un emblème caractéristique du culte qu’on rendait à Vénus dans l’île de Chypre. La déesse est, en effet, le symbole du printemps et à ce titre l’épouse d’Adonis, le bel adolescent qui, chez les Phéniciens, personnifie le soleil au moment de la première végétation. Paphos est le lieu où Vénus parut pour la première fois, portée par l’écume des flots, resplendissante de beauté, aussi y possédait-elle deux temples, l’un dans la ville et l’autre dans le bois sacré, dont on voit encore de nombreux débris. De même, Amathonte était consacrée à Vénus, ou plutôt à la déesse phénicienne que les Grecs ont transformée pour en faire le type gracieux d’Aphrodite. On a trouvé près de cette ville plusieurs monuments importants dont un vase colossal aux anses ornées, un petit taureau sculpté en son milieu et visible au Louvre. VI- Les Phéniciens en Gaule On peut regarder aujourd’hui comme définitivement acquis à la science que, dès le XIIe siècle, les Phéniciens avaient entouré d’une ceinture de colonies et de comptoirs tout le bassin de la Méditerranée depuis Malte jusqu’à Gibraltar, et étaient à peu près les maîtres absolus de la mer et de la côte. Toutefois, la présence de leurs monnaies au cœur de plusieurs vallées indique qu’ils colonisèrent assez avant dans l’intérieur des terres. Et ce qui le prouve mieux encore, c’est l’existence de la grande voie phénicienne qui, partant de l’Espagne, traversait les Pyrénées orientales, côtoyait une grande partie de la Méditerranée gauloise et se dirigeant ensuite vers le Nord, franchissait les Alpes au col de Tende pour se rendre en Italie.

D’après Polybe1, cette œuvre grandiose existait encore avant la seconde guerre punique et les Massaliotes se contentèrent d’y planter des bornes milliaires à l’usage des armées romaines. Ce fut sur ce tracé primitif, plus ou moins rectifié, que les Romains établirent leurs deux grandes routes militaires de la Gaule, la via Domitia et la via Aurélia. Un autre tronçon de la côte de Provence s’appelait via Herculia et ce souvenir d’Hercule sera maintes fois rencontré sur le littoral de la Méditerranée ; d’abord dans la plaine de Crau, où le fils de Jupiter soutint contre les Ligures une lutte héroïque ; puis un peu plus loin, dans la petite baie de Cavalaire où l’on aperçoit les ruines d’une Héraclée, ville dédiée à Hercule, Herculea Caccabaria, aujourd’hui Saint-Tropez, dont le nom rappelle celui de l’ancienne Carthage, Caccabé. Une autre Héraclée se retrouve sur les bords du Petit Rhône et fut le berceau de saint Gilles. Monaco, dont le rocher pittoresque se découpe en presqu’île, comme Gibraltar, l’ancienne Calpé phénicienne célèbre pour ses colonnes d’Hercule, était autrefois couronné par le temple du demi-dieu, Arx Herculis Monæci, dont le nom indique le culte exclusif de cette divinité.

Or Hercule n’a jamais été considéré comme un dieu hellénique, il n’est en effet que le fameux Milqart ou Melqart phénicien, le « dieu seul et sans rivaux », le « dieu fort », identifié quelquefois avec le Baal syrien et qui était adoré non seulement à Tyr, mais dans toutes les colonies phéniciennes. 1 Historien grec, IIe et Ier siècle av. J.-C. Sans parler des médailles et des monnaies de Tyr et de Carthage recueillies sur le littoral de la Gaule méridionale, les travaux entrepris sur l’emplacement de l’ancienne acropole ont mis au jour quarante-sept petits édicules en pierre d’un style archaïque bien antérieur à l’époque grecque. Ce sont de véritables chapelles monolithes et portatives qui présentent une analogie complète avec celles découvertes, soit en Afrique dans les ruines de l’ancienne Carthage, soit en Orient à Tyr, Sidon, Byblos, Palmyre, Baalbec… Toutes ces stèles représentent des figures en relief, assises, enfermées dans une sorte de niche, et dont la roideur inanimée rappelle, à plus de quinze siècles de distance, les statuettes presque informes de l’époque carolingienne. L’une d’elles cependant nous offre un personnage debout et nu de la ceinture aux pieds, la tête, les épaules et le buste recouverts par un vêtement assez difficile à définir et qui paraît être une peau de lion. La niche est encadrée par deux pilastres massifs à chapiteaux indécis supportant un arc surbaissé, couronné lui-même par une sorte de fronton terminé par deux consoles en forme de volutes. Le personnage étend les bras en arc-boutant, ses mains et sa tête soutiennent la clef de voûte qui pèse sur lui. Il semble qu’on ait voulu symboliser ainsi l’image de la force physique, et tout porte à croire que cette statue assez grossière est celle du Baal Melqart tyrien, le « dieu fort » par excellence. Une autre statue plus mutilée, vêtue d’une robe sans plis, la tête coiffée d’une tiare syrienne, les mains appuyées sur les genoux dans l’attitude mystérieuse et tranquille des divinités de l’Égypte, semble être une représentation très altérée de la Vénus phénicienne, l’impudique Astarté, dont le culte accompagnait souvent celui de l’Hercule tyrien. On peut donc classer ces images grossières dans la série de ces divinités sémitiques que les récentes explorations en Phénicie nous ont appris à mieux connaître. Quelques années auparavant, on avait déjà découvert, presque au même endroit, deux précieux fragments de pierre à la surface lisse et polie et couverts de caractères indéchiffrables. L’examen géologique de la pierre, en calcaire dolomite inconnu en Provence, a fait situer sa provenance de Carthage, d’où elle fut envoyée avec l’inscription. Celle-ci, qui contient vingt et une lignes, rappelle quelques détails sur les prescriptions religieuses du culte de Baal et le tarif des émoluments que les prêtres ou suffètes2 recevaient pour les sacrifices offerts par eux dans le temple de Marseille. L’étude approfondie de l’écriture a permis de reconnaître que les caractères sont d’une époque assez basse et postérieure à la colonisation grecque. Parmi les innombrables monnaies trouvées dans le sol de Marseille, quelques-unes représentent un ours à mi-corps qui semble dévorer une proie, et remontent à près de cinq cents ans av. J.-C. Sur d’autres, on distingue deux têtes de lion ou de griffon, mais les plus belles et les plus nombreuses, sont celles d’argent et de cuivre, aux types de Diane et d’Apollon, et dont les revers portent l’image d’un lion ou celle d’un taureau. On est réduit aux conjectures au sujet de ce taureau et de ce lion dont on ne connaît ni le sens précis ni l’origine. Quelques antiquaires ont voulu voir dans ce lion, le souvenir de celui d’airain offert en ex-voto à Apollon par les habitants d’Élée3, ville de l’Italie méridionale fondée par les Phocéens, et dans le taureau, le rappel des premières galères ioniennes, dont la proue était ornée de la figure de cet animal. Sur d’autres médailles en bronze, au type d’Apollon de Delphes, on retrouve le taureau cornupète (qui cherche à frapper de la corne) ou le taureau procumbeus (qui succombe). D’une grande finesse d’exécution, ces attitudes expressives de l’animal rappellent celles des exercices publics qui animaient les jeux populaires de la côte provençale comme ils réjouissaient les courses thessaliennes de l’ancienne Hellade. La plupart des érudits modernes s’accordent pour reconnaître que le gaulois, comme tous les idiomes néo-celtiques, descend d’une langue primitive qui a dû être celle des premiers ancêtres de toute la race avant son fractionnement préhistorique en diverses branches, dont l’une s’est répandue sur le territoire de la Gaule. Cette ancienne langue n’aurait été elle-même qu’une sorte de rameau de la langue aryenne qui s’est peu à peu éloignée de son berceau pour s’étendre vers l’Occident, et les linguistes n’hésitent pas à affirmer qu’elle devait se rapprocher des deux plus anciens idiomes connus, le sanscrit et le zend, ainsi que de la langue des Arias tout à fait primitifs. Quoi qu’il en soit, les inscriptions d’origine gauloise incontestable ont été découvertes dans le sud-est de la France et particulièrement dans la Vallée du Rhône fréquentée par les Massaliotes. 2 Nom romanisé des magistrats de Tyr et de Carthage. L’une provient de Vaison, deux étaient gravées sur des stèles trouvées à Glanum, Saint-Rémy, dans la chaîne des Alpilles et les deux dernières ont été découvertes à Nîmes. Les autres débris de l’art grec retrouvés à Marseille ont tous ce caractère archaïque qui rappelle l’Orient primitif et presque barbare ; nul doute que les Phéniciens en débarquant sur la Provence n’y aient apporté leurs dieux et leurs arts. C’est donc par eux que les premiers Gaulois furent initiés au culte d’Isis et d’Osiris, et l’inscription phénicienne gravée au-dessous du célèbre bas-relief de Carpentras est, à ce titre, une des plus précieuses que possède la Provence. Une jeune fille présente des offrandes à Osiris ; le dieu est assis, et à ses pieds sont déposés des fruits, des gâteaux et un animal dépouillé. Derrière lui est une autre femme, et plus bas, étendu sur une table, un corps attend l’embaumement. Les embaumeurs ou taricheutes4 qui entourent le mort ont la tête recouverte d’un masque à tête d’épervier. De chaque côté, les parents et amis contemplent le rite funèbre avec toute la raideur et l’impassibilité qui conviennent aux cérémonies de l’Orient primitif. « Bénie soit Thèbes » porte l’inscription. « Fille de Thelhui, chargée des offrandes pour le dieu Osiris. Elle n’a point murmuré contre son mari. Elle est restée pure et sans tache aux yeux d’Osiris. Elle est bénie par Osiris ». C’est, on le voit, dans toute sa solennité, un fragment hiératique de la mystérieuse Égypte transporté au cœur de la Vallée du Rhône. C’est surtout comme intermédiaires et courtiers entre l’Orient et l’Occident méditerranéen que les Phéniciens se sont rendus utiles au monde antique ; poussant plus loin que les Égéens, ils atteignirent les sources extrêmes de la richesse et ravitaillèrent la Grèce, l’Égypte et l’Asie en cuivre et en étain. La recherche de gisements vierges les attira dans l’autre bassin de la Méditerranée, vers les mines de Sardaigne et l’Espagne. Là, en concurrence avec la marine étrusque, ils lui abandonnèrent le bassin tyrrhénien et se réservèrent la mer libyque comme champ d’exploitation : leurs bases fixes, Tyr en 814, Carthage sur le site d’un poste plus ancien, fondé et abandonné par Sidon. Carthage devint elle-même une métropole indépendante qui essaima des petites colonies sur les îles qui commandaient le détroit de Malte et sur la pointe ouest de la Sicile.

3 Aujourd’hui, Castellamare-della-Bruca. 4 Membres d’un des trois groupes d’embaumeurs égyptiens.

Bientôt tout le sud-ouest de la Méditerranée, inclus entre la Sardaigne, les Baléares, l’Espagne et la côte libyenne, depuis les colonnes d’Hercule jusqu’à la petite Syrte, devint un lac carthaginois où les colonies phéniciennes s’alignaient face à la bordure de colonies grecques échelonnées depuis la Sicile jusqu’à Gadès (Cadix).