II- SOUS LE SOLEIL DE L’ÉGYPTE

I - Les fondements de la religion égyptienne1 Les Égyptiens ne « firent connaître la vérité que par des énigmes, des allégories, des métaphores et autres espèces de figures » Clément d’Alexandrie De même qu’il y avait en Égypte deux sortes de langues, la langue sacrée et la langue vulgaire, il y avait deux religions. L’une à l’usage des classes inférieures et qui n’était pas autre chose qu’un monstrueux assemblage de croyances grossières ; l’autre, connue seulement des prêtres, renfermait quelques dogmes plus relevés et formait une sorte de théologie savante, au fond de laquelle se retrouvait la grande idée de l’unité de Dieu. En effet, Hérodote2 nous apprend que les Égyptiens de Thèbes reconnaissaient un Dieu unique qui n’avait pas eu de commencement et qui ne devait pas avoir de fin. Cette assertion est confirmée par les textes sacrés de l’ancienne Égypte où il est dit de ce dieu « qu’il est le seul générateur dans le ciel et sur la terre et qu’il n’est point engendré… Qu’il est le seul Dieu vivant en vérité, celui qui s’engendre lui-même… Celui qui existe depuis le commencement… Qui a tout fait et n’a pas été fait… ». Cette idée sublime, qui n’était que le reflet d’une révélation primitive, paraît avoir présidé à la construction des plus curieux temples de l’Égypte, découverts par M. Mariette près des pyramides, et qui ne contenaient ni idoles ni images sculptées. C’est sans doute d’édifices semblables que Strabon désigne en disant qu’à Héliopolis et à Memphis, il y a des temples d’un ordre barbare à plusieurs rangées de colonnes sans ornements ni dessins. (Tirée de l’Histoire ancienne de Guillemin, Hachette) L’idée de Dieu se confondit peu à peu avec les manifestations de sa puissance personnifiée en une foule d’agents secondaires chargés de l’intercession entre Dieu et son peuple. 1 Égypte : Hikuptah, château du Ba (l’âme) de Ptah. En grec, Aiguptos. 2 Historien grec considéré comme « le père de l’histoire ». Au sommet de cette hiérarchie, apparaît le grand dieu de Thèbes, Amon ou Ammon, « le Père des dieux, le Seigneur de l’Éternité, le grand Dieu vivant en vérité », dont le nom égyptien signifie mystère, adoration.

Mais bientôt, ce dieu lui-même disparut dans la magnificence de ses œuvres et se confondit avec le soleil, le plus ancien objet du culte égyptien. Ce qui, sans doute, n’était d’abord qu’un symbole, dit M. de Rougé, est devenu sur les monuments que nous connaissons, le fond même de la religion. C’est le soleil lui-même que l’on y trouve habituellement invoqué comme l’Être suprême, et son nom égyptien, Râ ou Rê, ajouté à celui de la divinité locale, semble témoigner que cette identification constitue une seconde époque dans l’histoire des religions de la Vallée du Nil. C’est ainsi qu’Amon est devenu Amon-Râ ou Amon-Rê.

Une stèle funéraire, conservée au musée de Berlin, contient une prière au soleil que M. de Rougé a ainsi traduite : « Adoration au dieu Râ, Amon, Cheper, Horus des deux zones. Hommage à toi, le Sahou, enfant divin qui prend naissance de lui-même chaque jour ! Hommage à toi qui luis dans les eaux du ciel pour donner la vie ! Il a créé tout ce qui existe dans les abîmes célestes ! Hommage à toi, Râ ! Lorsqu’il s’éveille, ses rayons portent la vie aux purs ! Hommage à toi qui as fait les types dans leur ensemble ! Lorsqu’il se cache, ses voies sont inconnues. Hommage à toi ! Lorsque tu circules dans la région supérieure, les dieux qui t’approchent tressaillent de joie ! ». Sous le nom de Ptah ou Phtah, les Égyptiens de Memphis connurent une divinité, intelligence suprême, organisant l’univers avec harmonie : c’est ce Dieu, Seigneur de la justice, et « Roi des mondes » que les Grecs assimilèrent à leur Héphaïstos. Un autre dieu, Osiris, représentait le soleil levant, ou plutôt, le soleil accomplissant sa révolution nocturne et précédant le réveil du grand astre. Le culte de cette divinité, considérée comme le juge des Enfers, était très populaire en Égypte. À ces dieux, s’associaient toujours deux personnages : l’un, désigné sous le nom de mère et d’épouse, l’autre, qualifié de fils. Ainsi, dit M. de Rougé, les Égyptiens ont distingué dans la génération éternelle de la Divinité, un père d’un fils dont les deux personnalités ont été plus ou moins confondues ou distinctes suivant les temps et les lieux. Un personnage féminin, jouant le rôle maternel, venait s’ajouter aux deux premiers et complétait la triade divine telle qu’on la voit adorer dans la plupart des temples. La plus vénérée de cette triade, celle qui était le plus en honneur à Thèbes, c’est Mout (Amonit), ou la mère, la dame du ciel, la régente des dieux et Khonsou dieu lunaire, tenant en main le signe de la vie divine, le protecteur de la Thébaïde, tantôt distincte d’Amon, tantôt se confondant avec lui et exprimant un de ses attributs. Ptah avait ainsi une épouse divine qui, dans ses deux rôles, semble caractériser la radiation solaire dans sa double action vivifiante et destructive ; d’un autre côté, Apis, né d’un rayon descendu du ciel, est qualifié de seconde vie de Ptah, fils de Ptah. Osiris, dans sa légende, nous apparaît lui aussi toujours associé à Isis, sa sœur et épouse et à Horus, son fils. Isis, qu’on a souvent considérée comme représentant la lune, porte aussi le nom d’Hathor ou Athor, qui fut assimilé par les Grecs à Aphrodite. Quant à Horus, dont le culte a subi tant de variations, il semble être un des nombreux symboles du soleil. Aux yeux des Égyptiens, il passait pour la plus grande de toutes les divinités et l’on célébrait en son honneur des fêtes magnifiques auxquelles on se préparait par des jeûnes et des prières. Notons que Sobek ou Sevek, le dieu crocodile, dont la queue personnifie les ténèbres dans l’écriture hiéroglyphe, fut aussi assimilé par les Grecs à Hermès et comptait les années des règnes sur les dents de son sceptre crénelé. De même qu’Isis avait pour symbole, la génisse, la vache sacrée, Osiris était représenté par le dieu Apis qui naissait d’une vache mystérieusement fécondée par un éclair descendu du ciel. Apis devait être noir, avoir un triangle blanc sur le front, une marque pareille à une demi-lune et une espèce de bourrelet ou nœud en forme de scarabée sous la langue. Quand le dieu venait à mourir, l’Égypte était en deuil et partout on se livrait à de solennelles lamentations. Dès qu’il se manifestait de nouveau, chacun se parait de ses plus riches habits et se livrait aux plus grandes réjouissances. Osiris avait aussi sa fête et ce jour-là, les prêtres de ce dieu se répandaient dans les bourgs et les villages, portant dans leurs mains les symboles de ce dieu et chantant des hymnes en son honneur. À Saïs, où l’on montrait le tombeau du dieu, on représentait, la nuit, sur le lac voisin, les événements mystérieux de sa vie. C’est aussi dans cette ville qu’on vénérait la déesse Neith (Neît ou Nit), considérée comme la mère du soleil, lequel s’engendrait lui-même dans le sein de Neith. Cette attribution, dit M. de Rougé à qui nous empruntons ces détails, n’a pas échappé aux auteurs grecs qui nous ont conservé une inscription où la déesse-mère du soleil se proclame la substance de tous les êtres et se vante que le voile qui la couvre n’a jamais été soulevé. « Je suis ce qui est, ce qui sera, ce qui a été, personne n’a relevé ma tunique et le fruit que j’ai enfanté est le soleil » rapporte Plutarque. Il y avait encore une divinité qui occupait un rang important dans la religion égyptienne, c’est Sérapis, le dieu auquel de vastes édifices furent élevés à Memphis, à Alexandrie et d’autres villes. Sérapis ou Sarapis n’était qu’une abréviation d’Osiris-Apis, c’est-à-dire, Apis mort. Ces deux noms confondus formèrent le nouveau nom d’une divinité fort ancienne. Une véritable nécropole dans le voisinage des pyramides, le Serapeum de Memphis découvert par le Français, servait de tombeau aux Apis et grâce à la popularité croissante de ce culte, il devint très célèbre et fut, avec celui d’Alexandre, le principal sanctuaire de la religion égyptienne des premières dynasties. L’Égypte avait son Verbe ou représentation vivante de la Divinité : c’était là le sens du culte d’Apis dans lequel on croyait que descendait Osiris. On reconnaissait ce bœuf divin à des marques extraordinaires : il était noir, sur le front un carré blanc, sur le dos l’image d’un aigle, à la queue, des poils doubles, sous la langue un scarabée. Apis avait son temple et ses prêtres qui le servaient avec magnificence. Les Égyptiens ne le tuaient pas comme on l’a dit lorsqu’il atteignait un certain âge, car on a retrouvé au Serapeum de Memphis les tombeaux de ces bœufs sacrés avec la date de leur mort naturelle. Dès que les funérailles d’un Apis mort étaient accomplies, les prêtres se mettaient à la recherche d’un nouveau. Le jeune taureau était amené à Héliopolis, puis à Memphis où des grandes fêtes se célébraient. On l’installait dans le temple de Ptah, son père, où il demeurait entouré d’honneurs divins, recevant les adorations des prêtres, des peuples et des rois. S’il tardait à mourir naturellement, dépassé l’âge de vingt-huit ans, on le conduisait aux eaux sacrées du Nil et on l’y noyait cérémonieusement, au milieu de funérailles d’une splendeur extraordinaire. C’était d’ailleurs la coutume de consacrer aux dieux des animaux, lesquels, symboles des dieux au début, finirent par prendre leur place. Tels étaient le bélier, le chat, le singe, le bœuf, l’ibis, le crocodile, l’hippopotame, l’épervier, le scarabée… L’animal était le symbole du dieu, les membres de l’un et de l’autre étaient confondus dans les représentations de l’art égyptien : de là, ces figures bizarres, déesses à tête de chat ou d’épervier, sphinx moitié femme, moitié lion ou bélier. Heureusement, sous cette enveloppe matérielle et grossière se cachaient des vérités profondes. Outre cette grande notion de l’unité de Dieu, la religion égyptienne avait proclamé de bonne heure l’immortalité de l’âme, les peines et les récompenses d’une autre vie, mais cette idée de l’immortalité de l’âme n’avait pu se dégager complètement de ce matérialisme sur lequel reposent toutes les religions de l’Antiquité. La doctrine des prêtres égyptiens, de fait, n’était pas autre chose que le panthéisme, et l’individualité de l’âme disparaissait dans leur système pour s’identifier à la divinité suprême qui anime le monde entier et qui prend mille noms, mille formes différentes. Cette divinité, c’est Osiris, le dieu des régions infernales ; c’est le soleil, le grand dieu de l’Égypte, celui dont Osiris est le symbole. Cette partie si intéressante et si curieuse des croyances égyptiennes se trouve reproduite dans maints tableaux qui racontent, en quelque sorte, l’histoire de l’âme dans ses états divers. Après avoir accompli ces nombreux pèlerinages dans les régions qu’elle doit visiter, l’âme arrive enfin dans l’amenthe, l’enfer où elle va subir son jugement. C’est là, devant un tribunal présidé par le grand dieu Osiris, que l’on examine sévèrement la conduite qu’elle a tenue pendant sa vie ; c’est là que se fait la « pesée des âmes » ; et selon que les bonnes ou les mauvaises actions pèsent dans la balance fatale, elles sont condamnées à des supplices divers ou réservées à un avenir de bonheur. On trouve dans ces scènes de l’amenthe toutes les représentations de l’enfer des Grecs et des Romains. Les divinités prirent d’autres noms, mais les fonctions restèrent les mêmes. Malgré les erreurs grossières et les fables ridicules qui émaillent çà et là la religion égyptienne, force est de reconnaître assez de vérités élevées et de préceptes utiles pour mériter à l’Égypte cette réputation de sagesse connue du monde entier et pour qu’elle ait été la grande école où vinrent s’instruire tous les philosophes, les poètes et les législateurs des temps anciens. M. Mariette pense que l’Égypte a cru à un Dieu suprême, unique : « Les monuments, dit-il, ne nous donnent pas, à la vérité, le nom du Dieu suprême, qui du reste chez les Égyptiens comme chez les Hébreux était peut-être entouré d’un tel respect qu’il ne devait pas être prononcé ». Les textes égyptiens offrent souvent cette expression : « Le Seigneur des dieux » ou bien « Ammon-Rê, le Seigneur des seigneurs, le Roi des dieux, le Père des pères, le Gardien des gardiens, le Maître créé de toute éternité ». De même, la Bible dit « Jéhovah les dieux » pour désigner l’Être suprême, créateur de toutes choses. Mais là où l’Hébreu dit « Jéhovah, les Dieux créa », l’Égyptien, par une différence dont l’esprit saisit facilement la portée, écrit « Le Seigneur, les Dieux créent ». Ici apparaît, dans son plus intime développement, le panthéisme égyptien. Ce n’est plus le Dieu inaccessible et abstrait, c’est une divinité placée au-dessus de tout : c’est l’univers et Dieu confondus en un seul être. C’est « Tout » devenu Dieu.

Mais l’Égypte sur cette pente rapide glissa très vite jusqu’à l’abîme même du panthéisme et céda au besoin de personnifier chacun des attributs divins qu’elle voit dans le monde, et qui sous ses yeux se répartit entre les différents êtres ; et peu à peu, nous voyons l’Égypte cachant et dérobant en quelque sorte, le Dieu des dieux derrière les agents dont elle l’entoura. Les croyances religieuses des Égyptiens offrent beaucoup d’obscurité, mais il est hors de doute qu’au sein du corps sacerdotal, fut élaboré un système théologique qui s’élevait bien au-dessus de l’idolâtrie grossière à laquelle était voué le peuple. Il paraît certain que les Égyptiens croyaient en un Dieu suprême, père des dieux inférieurs et des hommes. Ils plaçaient à l’origine un chaos aquatique, un abîme des eaux et l’œuf cosmique qui, fécondé par ce Dieu suprême, donnait naissance à toutes choses, doctrine que nous avons trouvée dans l’Inde et plus tard en Grèce. Enfin, en vertu d’idées qui paraissent leur avoir été propices, ils expliquaient la perpétuité de la divinité par la régénération continuelle de Dieu lui-même. Mais ces idées philosophiques ne se répandaient pas dans le public. Les statues, sculptures et peintures représentant les dieux et les prières tracées en hiéroglyphes, suffisaient amplement aux superstitions populaires. Chez tous les peuples primitifs, les animaux ont été pris pour symboles de forces et de qualités de l’esprit et du corps. On a représenté par exemple le courage par le lion, la vigilance par le coq ou le chien, la puissance génératrice par le bélier, la fécondité par la vache… Ces animaux furent consacrés d’abord aux dieux dans lesquels se personnifiaient ces qualités ; puis, peu à peu, on en vint à leur reconnaître un caractère divin. Cette antique superstition, existant en Égypte comme ailleurs, il arriva que non seulement chaque dieu était représenté avec la tête de l’animal qui lui était consacré, mais que l’on conservait un individu type de cette espèce dans le temple du dieu et que divers animaux se voyaient entourés d’une vénération extrême ; ce qui fut le cas pour les chats, bœufs, chiens, ibis, éperviers et certaines espèces de serpents. Et aux yeux du peuple égyptien, c’était un crime moins pardonnable de tuer un animal sacré que de tuer un homme ! Suivant Hérodote, il y avait huit grands dieux, puis douze dieux du second ordre et un nombre indéterminé de dieux du troisième ordre. À côté de la plupart des dieux mâles, se trouve une divinité féminine et souvent un fils représentant la divinité qui s’engendre elle-même de façon qu’on rencontre presque toujours des groupes de trois dieux : le père, la mère et l’enfant variant selon les localités. En tête de tous, se place la divinité suprême, dieu éternel qui a formé le monde : c’est Ptah à Memphis, Amon à Thèbes. Ptah, selon les Égyptiens, est le dieu éternel qui a forgé le monde, ayant séparé la lumière des ténèbres et développé l’œuf, germe du monde. C’est à ce dieu qu’était consacré le bœuf Apis, appelé « Vie nouvelle de Ptah », adoré comme une incarnation vivante du dieu. Quand il mourait, l’Égypte était plongée dans un deuil profond jusqu’à ce qu’on eût retrouvé un autre bœuf qui fût muni des signes consacrés. Alors, le pays se réjouissait dans une fête immense qui durait sept jours. À côté de Ptah, on adorait aussi dans la Basse-Égypte plusieurs grandes déesses. À Saïs, la déesse Neith, que les Grecs appelèrent Athéna et dont la statue portait l’inscription suivante : « Je suis ce qui a été, ce qui est et ce qui sera ; nul mortel n’a encore soulevé mon voile ». À Bubastis, était vénérée la déesse Pacht (Pakhît) que Ptah chérissait, grande vengeresse des crimes, qu’on représentait avec une tête de lionne ou de chatte. À Thèbes, le dieu suprême était Amon, le Zeus des Grecs et le Jupiter des Romains ; son nom signifie le « dieu caché » et il était représenté avec une couronne rouge garnie de deux plumes droites. Souvent, il portait une tête de bélier et s’appelait alors Kneph ou Cnouphis et devenait le générateur du monde. L’épouse divine d’Amon est Mout, la mère, la souveraine de la nuit : elle est vêtue d’une longue robe ajustée et tient dans ses mains une croix, signe de la vie. Le culte de Râ, le soleil (Phræ avec l’article) était un des plus populaires en Égypte. Il est figuré avec une tête d’épervier et coiffé d’un disque : c’est le père et le modèle des rois d’Égypte.

Il paraît quelquefois sous trois formes, comme le soleil levant3, le midi4, le soleil couchant5, et devient ainsi sous chaque aspect un nouveau dieu. Rê, torturé par le venin du serpent d’Isis, se lance dans une description de son œuvre : « Je suis celui qui créa le ciel et la terre…, je suis Kheper le matin, Rê à midi et Atoum le soir ». Râ, dieu soleil, fils d’Atoum le démiurge, fut le père commun des dieux et des hommes : son temple s’élevait à Héliopolis la ville du soleil. Râ, vie, santé, force, formule qu’on trouve auprès du nom des pharaons légitimes. Après Râ, son fils Chou ou Shou ceignit la double couronne des pharaons, celle du Nord rouge, et celle du Sud blanche. Il partagea le trône avec Tafnouît (Tefnout), l’eau, puis ce fut le tour de Sibou et de Nouît (Nout). Avec Shou, fils de Râ et Tefnout son épouse, ils formaient ainsi la triade. Sibou, la terre, Nout son épouse, eurent deux fils, Osiris (le Bacchus des Grecs) et Seth ou Typhon, le principe du mal et une fille, Isis (la Cérès des Grecs) qui fut aussi l’épouse d’Osiris. Tous deux avec leur fils Horus (comparé à Apollon) formèrent la triade osirienne. Horus6, le dieu bon, principe du bien mais aussi le soleil, source de vie que représentent les sphinx immuables dans leur force sereine, roi de la dynastie divine, dont le nom devint un titre qu’adoptèrent les dynasties humaines. Vive l’Horus, le taureau puissant, l’Horus d’or « grand de vaillance qui dompte les Asiatiques » ; lit-on à l’occasion de la commémoration du mariage d’Aménophis III et de la reine Tiyi À ce groupe, se joignent encore Anubis à tête de chacal, et Thot à tête d’ibis (l’Hermès des Grecs), le fidèle conseiller d’Osiris, l’écrivain des dieux, l’auteur de tous les livres sacrés des Égyptiens. 3 Kephri. 4 Rê. 5 Atoum. 6 Dit Horus l’Enfant, l’Harpocrate grec. La légende mythologique d’Osiris traduisait sous forme historique, le caractère religieux de ce culte. (Au Louvre, dans la représentation de la triade osirienne, on le voit aussi à la droite d’Osiris. Cf. Phot. Paris.) Depuis l’expulsion des Hyksôs7 (au Nouvel Empire), le culte d’Osiris et d’Isis, dont le centre primitif paraît avoir été Abydos, a été le plus populaire et le plus universel en Égypte. Osiris et Isis régnèrent les premiers en Égypte et initièrent les hommes qui l’habitaient aux bienfaits de la civilisation, puis Osiris rassembla une grande armée dans le dessein de parcourir la terre et d’apprendre aux hommes, l’agriculture et tous les arts. De son côté, Isis avait découvert l’orge et le froment et avait gouverné l’Égypte en l’absence d’Osiris. Mais à son retour, son frère Typhon trama un complot à l’aide de soixante-douze complices, fit périr Osiris et enferma son corps dans un cercueil qu’il lança à la mer. Isis, pénétrée d’une profonde douleur, se livra à des lamentations que toute l’Égypte répète annuellement dans ses fêtes. Après de longues recherches, elle retrouva le cercueil de son époux à Byblos en Phénicie. Typhon ayant reconnu le corps et l’ayant déchiré en quatorze parties, Isis distribua ces parties dans les diverses provinces de l’Égypte. Dès qu’Horus eut réuni en un seul lieu le cadavre de son père, il se mit en demeure de l’embaumer. Avec l’aide d’Isis, de Nephtys, de Thot et d’Anubis, il satura le corps divin de matières préservatrices et l’entoura de bandelettes, fabriquant ainsi la première momie qui servit plus tard de modèle à toutes les autres. Mais Osiris n’était pas mort et il sortit du monde inférieur pour assister son fils Horus qui devait le venger de Typhon. Ce dernier fut vaincu et Horus put sans conteste, renouveler le glorieux gouvernement de son père. La grande bataille au cours de laquelle Horus triompha de Seth aurait eu lieu à Edfou… Voilà pourquoi les Ptolémées élevèrent en cet endroit un temple au fils d’Osiris, temple qui fut déblayé par le célèbre égyptologue Mariette.

7 Peuple sémite asiatique venu du Mitanni. Heqa-Khase en égyptien, au sens de « adorateurs de Seth ».

Des savants ont voulu voir dans ce mythe, l’emblème de la bonne et fertile nature de l’Égypte représentée par Osiris, Isis et Horus, en lutte contre les ardeurs du soleil d’été symbolisé par Typhon… En été, la terre était desséchée et stérile et Isis pleurait son époux, mais quand l’automne ramenait la fécondité, Osiris renaissait dans Horus. Cependant, ce que nous connaissons du culte d’Osiris semble davantage prouver que cette légende ne fait que reproduire, sous une forme plus compréhensible pour le peuple, le dogme de la résurrection des âmes, dont Osiris offrait lui-même l’exemple et le type essentiel. Si en effet, Osiris réunit les attributs du soleil bienfaisant et fécondateur et Isis, ceux de la terre nourricière, le plus apparent des caractères solaires d’Osiris est le passage alternatif du soleil sur la voûte céleste et dans les demeures inférieures, c’est-à-dire, la mort et la résurrection des âmes. Cette pensée de la résurrection constitue donc le fondement même de la religion égyptienne et le dogme de l’immortalité de l’âme et de la métempsychose jouait un grand rôle en Égypte. Le culte rendu aux dieux était somptueux. Les fêtes nombreuses et splendides comme les usages religieux ressemblaient étonnamment à ceux établis dans les Indes et chez les Juifs. Des règles sévères étaient imposées aux Égyptiens composant la caste sacerdotale pour maintenir la pureté de l’âme et du corps : elle interdisait certains aliments et certains vêtements, prescrivait des jeûnes, des bains, des ablutions… Par exemple, la circoncision aussi était propre aux Égyptiens et aux Juifs, les sacrifices d’animaux et les ablations ressemblaient beaucoup à ceux des israélites. Quand Alexandre, au IVe siècle av. J.-C., traversa le désert pour aller dans le temple d’Amon8 se faire proclamer Dieu et fils d’Amon, il ne fit qu’accomplir une cérémonie qui, aux yeux des Égyptiens, légitimait son droit à porter la couronne. En effet, dans aucun pays du monde, l’idolâtrie pour la personne royale n’a été poussée aussi loin qu’en Égypte. Pour les Égyptiens, ce qui se passe sur la terre n’est que la reproduction exacte des phénomènes célestes. 8 Près de l’oracle de l’oasis de Siouah, non loin de la frontière libyenne. En arabe, Siwâh, dont le sel « ammoniaque » réputé, produit du lac salé proche, tire son nom d’Ammon. Par cela seul qu’un pharaon monte sur le trône, il est assimilé au soleil levant personnifié dans Horus. Ainsi, l’épervier, l’oiseau qui lui est consacré figure sur la bannière royale et c’est pour la même raison que le roi est appelé fils d’Amon le soleil. Les monuments figurés sont en accord avec les textes pour nous montrer les pharaons avec les attributs divins. Une statuette d’Amon (musée de Turin) représente le dieu figuré sous sa forme humaine et nettement caractérisée par sa coiffure : le jeune pharaon debout près de son père tient en main la croix ansée9, symbole de la vie divine. Sur une peinture d’un temple de Nubie figure la déesse Anouké, personnage féminin d’une triade de la Thébaïde méridionale, identifiée par les Grecs à Hestia, nourrissant de son lait divin un pharaon adolescent qui porte également la croix ansée. Le caractère de divinité attribué au pharaon est prouvé par les inscriptions et reconnu par tous les égyptologues. Cette divinité commence sur terre et se perpétue au-delà du tombeau. Chaque fois qu’un pharaon meurt, le panthéon égyptien s’enrichit d’une divinité nouvelle à laquelle ses successeurs offrent des sacrifices. Les pharaons portent en général les mêmes attributs que la divinité. Un curieux bas-relief du temple de Philæ10 montre comment les dieux d’Égypte associent le roi à leur toute puissance : le pharaon est debout, les bras pendants entre deux personnages divins et sa coiffure est caractérisée par le serpent uræus, symbole de la royauté ; les deux divinités versent au-dessus de sa tête l’eau consacrée et lui donnent ainsi l’initiation royale. Le dieu à tête d’épervier placé à gauche est Osiris, qualifié dans la légende de « Dieu grand, Seigneur suprême », ordinairement peint en bleu. Le dieu à tête d’ibis, à droite, est Thot, qualifié « Seigneur des divines écritures ». Les vases que tiennent les deux divinités laissent couler de l’eau dont les jets se croisent pour retomber de chaque côté du pharaon. Ainsi, l’eau se transforme en une série alternée de croix ansées, symboles de la vie divine et des sceptres royaux. La même scène se retrouve sur les murs d’un temple de Karnak qui représente la lustration ou purification rituelle de la reine Hatchepsout11. 9 En égyptien : Ankh. 10 P-aaleq, la « Frontière », île de la déesse Isis, près d’Assouan. 11 Fille de la reine Ahmès et corégente de Thoutmôsis.

Ce bas-relief fut martelé par Thoutmès III12, la reine ayant été considérée comme une usurpatrice, par conséquent n’ayant pas droit à la divination suprême. Le pharaon était donc le chef du sacerdoce : un bas-relief nous le montre dans ce rôle portant sur la tête le disque solaire, deux grandes plumes caractérisant Amon, et la natte qui descend autour de son oreille simulant la corne de bélier. L’emblème du pharaon est le sphinx, et les avenues de sphinx qui précèdent le temple représentent l’image des rois qui ont exercé le pouvoir au nom de la divinité, dont ils sont fils et à laquelle ils sont assimilés. Le sphinx, c’est-à-dire l’animal qui est pourvu d’un corps de lion et d’une tête d’homme, était aux yeux des Égyptiens, le symbole de la force unie à l’intelligence. C’est pour cela qu’il est consacré à la représentation des rois. Quelquefois, la tête humaine est remplacée par une tête de bélier. Le bélier était l’animal consacré par excellence à Amon, représenté lui-même souvent avec la tête de cet animal. Avec quatre têtes de bélier portées par un seul cou, il servait de talisman magique car il chassait les ennemis aux quatre points de l’horizon. Ces animaux sacrés vivaient dans le temple d’Amon, et l’on offrait des sacrifices en leur honneur. En revanche, au cours d’une cérémonie signalée par Hérodote, on immolait l’un d’eux et l’on couvrait la statue divine de sa peau encore chaude pour rendre la vie à l’idole ; le peuple donnait alors les marques de la plus profonde affliction et l’on disposait les restes de l’animal dans un superbe sarcophage. La bête ainsi immolée devenait un fétiche et le roi plaçait sa tête devant lui dans les batailles comme un emblème de la protection divine d’Amon.

Le lion a été adopté en même temps que le sphinx comme emblème royal. C’est à ce titre que nous le voyons figurer sur les emblèmes militaires et fréquemment marcher à côté du char royal. C’est ainsi qu’on le voit, le sphinx et l’épervier à ses côtés, décorant le « palanquin royal ». Le roi est surmonté du disque solaire et de la croix, et derrière, les déesses ouvrent leurs ailes protectrices. La corne de bélier devait naturellement coiffer des rois d’Égypte considérés comme fils d’Amon. On la retrouve notamment sur une figure colossale du spéos (caverne) d’Ibsamboul13 qui représente Ramsès II Méryamon au sens de « qui aime Amon ». 12 Thoutmôsis III, roi conquérant du Nouvel Empire oriental et africain. 13 L’Abou Simbel actuel. Cette coiffure est évidemment symbolique, répétée comme elle est, premièrement par deux cornes placées au milieu de la tête enserrant le disque solaire, puis par une autre véritable corne de bélier contournant l’oreille, cette dernière faisant effectivement partie de la coiffure du roi. La parenté du roi avec le dieu de Thèbes, Amon, est donc très nettement exprimée dans cette figure. Le même attribut se retrouve dans celle de la femme du pharaon comme le montre celle d’Amménénès et de sa femme, d’après les peintures de Biban el-Molouk ou Bibân-al-Muluk. La couronne, de même que le sceptre sont les insignes que portent les dieux et les pharaons qui en sont la personnification terrestre. Il y avait deux espèces de couronnes : la couronne rouge14, insigne du pouvoir sur la Basse-Égypte au Nord, est évasée et munie d’un enroulement appelé lituus15. La mitre blanche et conique16 quant à elle est l’insigne du pouvoir sur la Haute-Égypte au Sud. On peut voir dans le tombeau du roi à Thèbes, une salle17 qu’on appelle « salle des harpes ». Sur une peinture, la couronne de la Basse-Égypte est représentée sur une magnifique harpe : le harpiste est vêtu d’une robe à fond noir et raies blanches ; le corps de la harpe sur fond jaune avec compartiments et ornements en chevrons rouges, bleus, verts, jaunes ; la partie supérieure est fortement recourbée et couronnée de onze fiches correspondant aux onze cordes de la harpe. Le bas de l’instrument se termine par une tête royale ou divine caractérisée par cette couronne. La seconde peinture nous montre également, au bas de la harpe, une tête couronnée, mais ici elle est double, c’est-à-dire que la mitre blanche et conique est encastrée dans la couronne rouge et tronquée de la harpe précédente de manière à ne former qu’une seule coiffure. Cette double couronne prend alors le nom de pschent et implique la domination sur le Nord comme sur le Midi. On voit fréquemment le pschent sur la tête d’Osiris. L’aspic, désigné généralement sous le nom d’uræus, est l’emblème que l’on voit le plus communément sur le front des pharaons. 14 Deshret. 15 Bâton recourbé et sans nœuds. 16 Hedjet. 17 Akh-menou. On donne le nom de couronne atef à une coiffure sacrée, composée de la mitre blanche, de deux plumes d’autruche, de cornes de bélier, du serpent et parfois compliquée d’autres ornements. C’est un petit serpent d’une forme conventionnelle qui dresse toujours la tête en avant. Sa gorge est démesurément grosse et sa queue se replie habituellement sous le reste de son corps. Plutarque18 nous indique pourquoi l’aspic est considéré comme un insigne divin : « L’aspic ne vieillit pas et quoique privé des organes du mouvement, il se meut avec la plus grande facilité ». Les Égyptiens ont vu là un emblème de l’éternelle jeunesse du soleil et de sa marche dans les cieux. Les pharaons, étant fils du soleil et assimilés à cet astre, doivent naturellement en porter les insignes. Les reines d’Égypte portaient aussi l’aspic sacré sur leur front, mais leur emblème caractéristique était le vautour, insigne royal qui vient encore d’une assimilation à la divinité. En effet, Mout, l’épouse du dieu thébain Amon, appelée à Thèbes, la Mère, a le vautour pour emblème. Les Égyptiens croyaient que le vautour était femelle et qu’il n’y avait pas de mâle dans cette espèce d’animal. Il a été parfois considéré comme l’emblème de la maternité et dans les triades égyptiennes, consacré à la divinité féminine prenant le rôle de mère. C’est ainsi que dans la triade thébaine, Mout a le vautour pour attribut (les ailes du vautour caractérisant également Isis comme mère d’Horus). Enfin, la déesse Nekehb (Nekhbet) qui symbolise la région du Sud prend également le vautour pour attribut. Cette coiffure apparaît sur des monuments d’une date fort ancienne et notamment sur un bas-relief représentant Ahmès, femme de Thoutmôsis, roi de la XVIIIe dynastie thébaine.

Nous voyons, réunis sur la tête dite de la « reine Taia »19 des emblèmes symboliques à un point tel qu’ils rendent improbable l’existence réelle d’une semblable coiffure.

18 Biographe et moraliste grec. 19 Statue colossale de la déesse Mout à Karnak, baptisée ainsi par Mariette. Une inscription dédicatoire d’Harmaïs, successeur d’Akhénaton, suppose davantage les traits de la reine Moutnedjem, son épouse. Tout en haut, le vautour de Mout, emblème de la maternité divine, porte la couronne de la Haute-Égypte et est accompagné de deux uræus, sur chacun desquels semble voltiger le disque du soleil. Tous ces emblèmes reposent sur une espèce de chapiteau placé sur le dos d’un autre vautour coiffant directement la reine. Hormis la couronne, le reste du costume royal ne différait pas de celui des grands dignitaires de l’empire ; toutefois le tablier était souvent orné de têtes de lions en cuir colorié dont le bord était ourlé d’une rangée d’aspics. À l’époque héroïque, les pharaons combattent au nom de leur père le soleil représenté dans les monuments planant sous la forme de l’oiseau divin tenant dans ses serres puissantes le symbole de victoire. Dans le fameux poème dit de Pen-ta-our20, traduit d’un papyrus par M. de Rougé, qu’illustrent merveilleusement les scènes peintes et sculptées sur les monuments de Thèbes, on ressent bien le lien qui unit le roi d’Égypte au grand dieu Amon, personnification du soleil. Les princes de sang royal et les fils des plus grands dignitaires de l’Égypte accompagnaient partout le roi et portaient ses insignes ; les uns supportaient le siège sur lequel le pharaon était conduit au temple et d’autres l’entouraient portant le flabellum, espèce de chasse-mouches en plumes d’autruche adaptées à un manche très richement orné. Un autre genre de flabellum servait d’éventail ou d’ombrelle. Le musée de Boulaq en possède un, dont le manche est en bois recouvert d’une feuille d’or. L’agrafe et le collier d’honneur sont les insignes qui font reconnaître les grands dignitaires, mais le bâton, souvent décoré de feuilles d’or en spirales, implique partout le signe du commandement. Dans les peintures qui ornent les monuments, le pharaon est toujours reconnaissable à sa taille démesurée par rapport aux autres personnages. Quand, après une guerre heureuse, le pharaon rentre dans sa capitale, il est conduit triomphalement au temple d’Amon, où il doit remercier le dieu des victoires qu’il vient de remporter. 20 Pen-ta-our. Ramsès III fut victime d’un complot du harem pour imposer sur le trône, Pentaour, le fils d’une de ses femmes à la place de Ramsès IV à la XXe dynastie. Cette cérémonie vraiment imposante est représentée au grand complet dans un bas-relief de Medinet Habou à Thèbes. Le pharaon auquel sont rendus ces honneurs est assis sur un trône surmonté d’un riche dais et porté sur les épaules de douze personnages qui marchent deux par deux. Il suffit de lire l’histoire officielle d’un quelconque des grands pharaons thébains pour nous rendre compte de la fraternité qui règne entre le souverain et ses idoles tutélaires. « Le roi des deux Égyptes, « Ousermari-Sotpounri » Ramsès-Méry-Amon, dit le biographe de Sésostris21, résolut ce matin-là, d’aller au temple d’Amon afin de voir le dieu et de concerter avec lui ». Le roi, en effet, est un dieu de même qu’Amon ; c’est le dieu vivant. Ses vêtements et ses insignes sont célestes. Entre ses statues et celles des autres divinités, il n’y a aucune différence. Le serpent, qui se dresse au centre de son diadème, est un animal sacré qui dans les combats entoure son maître d’un cercle de feu et le rend invisible, intangible, invincible. Les hommes qui veulent adresser une supplique à Râ se prosternent devant les images du pharaon qui, étant son représentant sur la terre, est en perpétuel contact avec lui. « Roi-Dieu » l’appellent-ils. C’est que sa famille descend en ligne directe du soleil ; aussi, ses enfants se marient-ils toujours entre eux, conservant par cet inceste mystique le sang auguste sans la moindre tache. Lorsque la chaîne dynastique se rompt naturellement, la succession surnaturelle n’en est pas pour cela interrompue : par le seul fait de régner, le nouveau souverain est introduit dans la famille des dieux et les dieux sont toujours ses complices. La sainteté du pharaon est dans sa propre nature à chaque mouvement, chaque action du souverain, dit Maspero, est comme un acte de son culte et se célèbre par des chants et des hymnes solennels. S’il donne une audience, celui qu’il admet à le contempler ne l’approche qu’avec des formules d’adoration. S’il convoque ses conseillers pour une affaire urgente, les grands du royaume ouvrent l’audience par une sorte de service religieux en son honneur. Figurez-vous un Ramsès II assis sur son grand trône d’or avec le diadème à deux plumes sur la tête !

21 Roi de la XIIe dynastie du Moyen Empire.

Les conseillers s’agenouillent devant le Dieu lion, le visage contre le sol et les bras levés. Après avoir entendu Sa Majesté, ils lui répondent : « Tu es comme Râ, en tout ce que tu fais ; et les désirs de ton cœur se réalisent immédiatement. Tout ce qui sort de ta bouche est comme des paroles d’Harmakhis22. Ta langue pèse, et tes lèvres mesurent mieux que la balance de Thot… Le dieu qui ordonne est dans ta bouche, le dieu de la sagesse est dans ton cœur. Tu es éternel, aussi obéissons-nous conformément à tes désirs, ô Seigneur ! ». En avant et derrière lui, une longue suite de personnages, têtes ornées de plumes, portent des emblèmes sacrés. D’une main, le pharaon tient la crosse23, emblème que porte Osiris dans les scènes du jugement de l’âme et de l’autre, il tient la croix ansée. Deux divinités protectrices, debout derrière le héros, l’enveloppent de leurs grandes ailes ; le lion, le sphinx et l’épervier placés sur les côtés du palanquin, les aspics sacrés surmontés du disque solaire qui décorent le dais sont autant d’emblèmes qui affirment le caractère divin attribué au Pharaon. De même qu’Osiris est le dieu de la mort, Hathor, la déesse de l’amour, Amon le dieu du soleil, le pharaon est le dieu de la terre. Tout l’univers lui appartient : l’Égypte n’est que la place de son trône, quelque chose comme la contrée choisie pour sa naissance et pour sa vie. Les peuples qui ne sont pas soumis à sa puissance s’appellent, en langage officiel, fils des rebelles. Les rois lointains ne sont que des esclaves qui attendent le joug ; bientôt le monarque tout puissant ira prendre possession de son immense empire ; au seul bruit de son nom, ceux qui se croient les plus puissants sentiront qu’ils ne sont que des misérables sujets de l’unique « Roi des rois ». Plus tard, à la période gréco-romaine, l’habile politique d’Alexandre et de ses successeurs pour les habitants de l’ancienne Égypte consista surtout à maintenir intact les traditions qui leur étaient chères. Aussi, loin de changer les emblèmes religieux ou royaux, les Ptolémées s’empressèrent-ils de les adopter pour leur compte ; c’est ainsi qu’on retrouve dans la représentation de leurs scènes héroïques les mêmes attributs que sur les bas-reliefs des premiers pharaons. 22 « Horus dans l’horizon », le sphinx déifié de Gizeh. Il en fut de même pour les reines d’Égypte, et l’on peut voir dans le temple de Dendérah, au nord de Louxor, le serpent sacré des pharaons orner le front de Cléopâtre, la fameuse reine d’Égypte aimée de Marc Antoine. La ville de Saïs était célèbre par son temple de Neith dans lequel étaient les tombeaux des rois saïtes de la XXVIe dynastie qui répond à une des époques les plus brillantes de l’art égyptien. Neith, la divinité locale, est une personnification de l’espace céleste jouant à Saïs le même rôle qu’Hathor ailleurs ; elle est appelée en effet « la vache génératrice ou la mère génératrice du soleil ». Toutes les divinités égyptiennes représentant la même idée ne changent que de nom suivant les localités. La grande fête qui avait lieu à Saïs en l’honneur de Neith était connue sous le nom de « fête des lampes ». On en rapporte une raison sainte des illuminations nocturnes qui s’expliquent tout naturellement pour marquer le triomphe de la lumière sur l’obscurité. Toutes les cérémonies religieuses des Égyptiens se rattachent à la même pensée. À Bubastis, ville sacrée, on rendait un culte à la déesse Bast, Bastet ou Pacht. Les eaux du Nil entouraient le sanctuaire et l’on s’y rendait en bateau. Cette divinité apparaissait sous deux formes différentes : quand elle exprime l’ardeur dévorante du soleil, elle a une tête de lionne, quelquefois surmontée du disque solaire et sous cet aspect est chargée du châtiment des damnés dans l’enfer égyptien ; quand la même déesse exprime seulement la chaleur bienfaisante, elle est appelée Bastet et prend alors la tête d’une chatte car elle n’est lionne que pour les méchants. « L’attribution de la chatte à cette divinité, dit M. de Rougé, nous a valu une quantité de belles chattes en bronze et en faïence bleue… ». « Plusieurs papyrus funéraires, dit M. Paul Pierret, représentent le chat tranchant la tête du serpent qui symbolise les ténèbres ». Les divinités ayant toujours plusieurs noms, ce fut une raison suffisante pour justifier l’attribution de cet animal à une divinité qui en emprunte sa forme et que les Égyptiens désignaient sous le nom de Pacht, Bastet ou encore Sekhmet.

23 Heqa ou héka.

Bous-Osiris, dont les Grecs ont fait Busiris, tire son nom de ce que d’après la légende, Osiris fut déposé dans un bœuf en bois. Peut-être s’agit-il simplement de l’incarnation du Dieu dans un Apis. Il y avait aussi à Bubastis un temple fameux dédié à la déesse Isis : on venait y pleurer la mort d’Osiris et le veuvage de la déesse. Osiris, comme tous les dieux égyptiens, est une personnification solaire, mais il exprime plus spécialement le soleil de nuit, vaincu par Typhon, principe du mal et des ténèbres ; c’est pour cela qu’il disparaît le soir derrière l’horizon et dissimule aux hommes sa brillante lumière. Mais le matin, il reparaît victorieux et brille de nouveau sous le nom d’Horus. La destinée de l’homme est la même, et la mort n’est qu’une étape au bout de laquelle il retrouve la vie. Parmi les innombrables mythes de la foi égyptienne, le plus populaire et le plus saint paraît être celui de l’embaumement des restes d’Osiris. Ce qu’Isis pleure n’est pas l’assassinat même du dieu mais les mutilations du cadavre, aussi consacre-t-elle tout son effort à retrouver les restes épars pour les unir au moyen de bandelettes. Et, lorsque après d’infinies recherches, la déesse parvient à découvrir au fond du Nil les membres de son frère et à former avec eux la momie sacrée, son âme recouvre la paix et le bonheur. En ce pays de lumière, même les ombres du mystère de l’existence future ont de la clarté et de la joie. Dans les cavernes qui servent de sépultures, chacun trouve si ses péchés ne le rendent indigne de la grâce éternelle et si ses amulettes le sauvent de la destruction définitive et ce qu’il a laissé dans son palais ou dans sa chaumière. Les morts d’Égypte sont même plus heureux que les vivants, puisque s’étant soustraits à la tyrannie des pharaons, ils n’ont d’autres lois que celles des dieux, qui, malgré leurs noms terribles et leurs attributs sévères, sont de braves gens assez faciles à tromper lors du jugement des âmes qui se passe devant un jury formé de quarante-deux divinités infernales qui se nourrissent de la chair des pécheurs. Osiris, dieu de la mort, qui est mort et ressuscité, qui a été momifié et qui connaît tous les secrets de l’être et du non-être, préside solennellement ce jugement dernier. N.B. Il est à noter que, d’une manière générale, les nécropoles égyptiennes sont situées sur la rive gauche du Nil et donc dirigées vers l’Ouest, au soleil couchant, et que les villes sont elles, situées sur la rive droite. II - Le matriarcat de l’époque de la dynastie thinite1 « Aussi vrai qu’Amon vit que le pharaon vit… si je répudie la dame Tinetdinebet… ou si j’aime une autre femme, sauf si elle a commis la grande faute qu’une femme peut commettre, je lui donnerai ces deux « dében » d’argent et ces cinquante mesures de blé ci-dessus mentionnés, sans compter tous les « acquêts » que je ferai avec elle, et mes biens paternels et maternels qui seront au nom des enfants qu’elle aurait mis au monde pour moi ». Dès cette époque de la puissante dynastie thinite (celle de Narmer), l’Égypte a ses lois écrites et sa juridiction réglée. Un tribunal est établi dans chaque village dont les membres sont prêtres de Maît2, déesse de la vérité. La situation libre de la femme égyptienne, qui possède un droit personnel de propriété, l’habitude qui s’est toujours maintenue d’indiquer la filiation par le nom de la mère, l’existence à l’époque historique d’un mariage « relâché » que les Grecs appellent « non écrit » et que la femme peut toujours rompre sans indemnité, voilà les faits qui portent à croire que l’Égypte a connu le régime dit du « matriarcat » et qu’elle en a toujours gardé des vestiges. On sait que dans ce régime, les enfants sont sous l’autorité, non du père, mais de leurs oncles maternels dont ils héritent : c’est sans doute ce qui a suscité l’usage, très répandu de tout temps et jusqu’à la période gréco-romaine, du mariage entre frère et sœur. On a donc l’impression qu’une organisation très développée existait déjà et que beaucoup d’institutions connues par les documents postérieurs remontent à l’époque thinite. 1 La première dynastie de Narmer ou Ménès (3000-2780) portant les insignes de la Haute et Basse Égypte. La ville de This est située près d’Abydos. 2 Mâ ou Maât, fille de Rê. Elle représente l’Ordre.

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III – Enquête sur le temple de Karnak1 : la chambre des ancêtres La balance de la vérité se dresse au centre du prétoire gardé par le bourreau céleste, monstre fait de parts de lion, de crocodile et d’hippopotame. Après avoir entendu la confession du mort et consulté la balance, le procureur au bec d’ibis, Thot, écrit sur ses tablettes la sentence d’absolution. Celui qui ne l’a pas méritée est dévoré sur le champ, mais celui qui sort vainqueur de cette terrible épreuve prend la barque de Thot et va poursuivre dans la tombe le fil à peine interrompu de son existence ordinaire. La possession de la sentence d’absolution écrite « sur une brique de pure argile extraite d’un champ sur lequel aucune charrue n’a passé » ouvre au mort les portes de l’Occident. Il pourra aller où il lui plaira, près des esprits et des dieux, commencer la vie éternelle au milieu de ses parents, de ses amis et de ses esclaves. Mais si les dangers infernaux sont écartés, il n’en est pas de même des risques de la vie nouvelle. Dans la tombe en effet, le « double »2 a des besoins comme les hommes ont les leurs sur la terre ; sa seconde existence devant être une reproduction exacte et interminable de la première. Il faut, dit Maspero, « lui meubler une maison avec le luxe et les commodités égales à celles qu’il eut dans la vie ». En réalité ce ne sont pas les doubles mais la copie de ses meubles qui sont disposés dans les tombes des Égyptiens. Et la surprise des archéologues fut extrême quand ils trouvèrent dans les hypogées3 ou les mastabas4 de Memphis, de Thèbes ou de Sakkarah (Saqqarah), un amoncellement de meubles, de chars, de barques, de livres, de jeux et d’armes entourant chaque sarcophage. On peut voir au Louvre le bas-relief de Thoutmôsis et les offrandes à 57 de ses prédécesseurs. Ainsi, l’idée d’une seconde existence s’illumine de clartés graves et inespérées devant le spectacle des momies. 1 Ipet-Isut, le « Lieu choisi », au nord des ruines de Thèbes. 2 Ba, la faculté, l’élément qui permet de passer d’un monde à l’autre, l’âme dit-on. 3 Sépulture souterraine. 4 Dans l’ancienne Égypte, pyramide tronquée. Loin d’être une prison éternelle comme le mausolée grec, l’hypogée est le foyer définitif, mais pour que la tombe puisse être ainsi la maison5 d’un mort et de beaucoup de vivants à la fois, il faut le pouvoir de l’art et de la magie sacrée. Les reliefs polychromes surprenants de vie représentent de véritables assemblées d’êtres réels, et chaque figure est un double vivant qui accompagne le double mort, et les oraisons des prêtres confèrent aux figurines sculptées6 un souffle de réalité. De même que pendant sa vie terrestre, le double du mort ne peut se résigner à se voir isolé et sans affection, c’est pourquoi ses parents, ses amis, ses esclaves et même son chien, l’accompagnent et lui font cortège dans sa seconde vie. Une tablette couverte de signes mystérieux posée auprès de lui, donne à son double le pouvoir de sortir du cercueil pour mener auprès des siens une existence agréable. Diverses autres amulettes et objets magiques devant servir pour l’éternité sont placés pendant l’embaumement entre les bandelettes de lin qui enveloppent le corps. Un disque émaillé posé sur la poitrine conserve au fond du cœur les vertus domestiques. Un anneau d’or permet de garder le timbre grave de la voix pour réciter les oraisons des prêtres « Piveni Hou ». Une fleur séchée préserve la vue des nues du néant. Une formule inscrite sur une plaque de métal défend contre les attaques des esprits malins. Enfin, le scarabée est le talisman indispensable que l’on le trouve aussi bien dans le cercueil des rois que dans ceux des mendiants. Le nom de ces petits insectes sacrés s’écrit au moyen d’un signe dont la prononciation est la même que celle du hiéroglyphe qui signifie « être » et cela suffit pour transformer ce modeste animal en un symbole de la vie éternelle, en en faisant une image de l’essence de la vie dans ses avatars infinis. Au début, les embaumeurs emploient le scarabée, lui-même soigneusement desséché, mais les prêtres comprennent bientôt que son image serait plus efficace encore si l’on y gravait quelques paroles magiques. Alors, fleurissent de gracieux scarabées d’améthyste, de turquoise, de nacre, d’agate, de quartz, de jade, de porphyre sur lesquels les orfèvres cisèlent avec soin la partie supérieure.

5 Serdad 6 Les statuettes ou répondants : Ouchabti.

Ils gravent le nom du mort, les prières qu’il doit réciter devant Osiris, les mots qu’il doit avoir à l’esprit dans les occasions graves, les litanies en l’honneur de Thot, les phrases tendres qui doivent lui conserver dans l’au-delà l’amour de son épouse, et même les lettres que les momies écrivent à leurs proches pour leur recommander de ne pas oublier les offrandes, sont scellées avec un scarabée ! Sur les bas-reliefs égyptiens, nous voyons même le menu du double que ses proches doivent approvisionner en offrandes alimentaires ! Et malheur à celui qui un jour d’entre les jours se voit privé de tels dons. La faim le fait alors sortir de son sarcophage pour recueillir sur les chemins les restes des repas des mortels ou pour attaquer, à la faveur de l’ombre, ceux qui l’oublient ainsi. La vie du défunt est réelle au point qu’il peut même la perdre. « Beaucoup d’âmes, dit Maspero, succombent en chemin et meurent, seules. Celles qui possèdent des amulettes et des incantations sacrées arrivent enfin aux rives du lac « Ka »7 et voient les îles des Bienheureux ». 7 Le Ka, l’état, la force vitale, la vie. *** IV - Le culte d’Amon Dans son livre sur Thèbes, M. Pillet résume ainsi le culte amonien : « Le pharaon, dit-il, est la forme visible et accessible du dieu sur la terre, il est fils de Râ, le soleil et en même temps son incarnation ». Au moment de la fondation de l’empire thébain, Râ et Amon se confondent, le grand dieu est Amon-Râ « le temple, la demeure divine de millions d’armées ». « Le ciel », comme l’appellent les inscriptions, est construit par le pharaon lui-même pour son père Amon-Râ sur les plans divins qui lui sont miraculeusement révélés. À cette époque, le domaine du dieu à Karnak comprenait plusieurs temples précédés de cours et reliés entre eux par des avenues de béliers. L’ensemble portait le nom de Nest Taoni, c’est-à-dire « le trône des deux terres ». Des constructions élevées pendant le premier empire en l’honneur d’Amon, il ne reste que quelques blocs d’albâtre, des seuils de granit rose, des fûts de colonnes polygonales en grès et le naos du Dieu, le tabernacle du temple, gravé sous Sésostris 1er, qui fut trouvé enfoui sous les ruines d’une cour du sud. Il est un fait acquis que chaque dynastie, en voulant honorer la divinité par des constructions plus somptueuses que celles de ses prédécesseurs, était amenée à détruire ou à transformer pour agrandir les anciens édifices qui disparaissaient ainsi au cours du temps. Ainsi, M. Legrain, un orientaliste, retrouva nombre de belles statues dans une cachette de Karnak, ce qui suppose le temple d’Amon déjà important à la XIIe dynastie. Les vestiges exhumés permettent d’établir qu’il était construit en pierre sur l’emplacement d’un plus antique encore, dont les murs étaient faits de briques crues et de colonnes de bois. Les ruines que nous voyons aujourd’hui sont donc les débris du temple, de la XVIIIe à la XXe dynastie ramessides, entretenu et développé jusqu’aux Ptolémées1. À l’époque thébaine, le temple se composait essentiellement du « Saint des saints » et du sanctuaire reposoir de la barque, précédés d’une salle hypostyle, puis d’une grande cour. 1 Nom de quinze souverains macédoniens qui régnèrent sur l’Égypte. Le Saint des saints abritait le naos ou tabernacle qui renfermait la statue d’or de la divinité. « C’était, dit M. Pillet, un lieu magnifique, obscur et redoutable, clos par une enceinte double et fermé de triples portes, dont nul n’approchait, hormis le pharaon et le grand prêtre ». Il y a été découvert une statue de servante en bois recouverte d’or.

Dès la XVIIIe dynastie, les statuettes seront en or massif, chargée de bijoux et de pierres précieuses. Plus proche de l’entrée, s’élevait le sanctuaire de la barque processionnelle avec son naos d’orfèvrerie où l’image du dieu était enfermée au moment des cérémonies sacrées : c’était le sanctuaire de la barque sacrée ou « bari d’Amon ». Enfin, la salle hypostyle représentait le vestibule du séjour divin, où les fidèles étaient admis aux grandes fêtes pour déposer leurs offrandes. La grande voie des processions qui traverse la salle hypostyle est éclairée par de hauts claustras ; dans les bas-côtés, de simples oculus ne laissent pénétrer qu’une faible lumière. En avant de la salle, un grand pylône encadre la porte, de hauts mâts décorés d’oriflammes s’appliquent sur des massifs de pierres sur lesquels de grands bas-reliefs racontent les exploits du pharaon, vainqueur de ses ennemis. Enfin, une grande cour, close de portiques et possédant un pylône et une grande porte encore plus élevés que les précédents, formait le lien entre les régions célestes et le monde terrestre et les fidèles pouvaient s’y réunir pour implorer la divinité. Les sanctuaires étaient de très petites pièces basses aux murs défiant le temps et les hommes, protégés par des couloirs de veille et des enceintes jalousement gardées. Dans le petit vestibule ou pronaos du temple d’Amon, deux belles statues d’un grès rouge représentant Amon et Amonit, la déesse-mère semblable à Mout que Toutânkhamon fit sculpter à son image et à celle de la reine Ankhesinamon, « sa vie est celle d’Amon », pour remplacer celles qu’Akhénaton2 avait détruites. « Il suffit de déchiffrer les hiéroglyphes de ses murs, disent les archéologues pour voir revivre Amon, entouré de ses prêtres et de ses fidèles ».

2 L’Esprit du Disque. Séduit par le culte d’Aton, il changea son nom Aménophis IV et fonda Tell el-Amarna avec son épouse Néfertiti. Plutôt que des sanctuaires, dans le sens que les autres peuples donnent à ce mot, les temples de Thèbes sont les foyers des divinités tutélaires. À Louxor, Louqsor ou al-Luqsur, au sud de Thèbes, Amon-Râ vit entouré de ses femmes, de ses enfants, de ses serviteurs et de ses esclaves ; les reliefs des murs nous conservent les actes de son existence familière dans tous ses détails ; les menus de ses festins sont ici scrupuleusement inscrits. De même que les pharaons sont des hommes-dieux, les divinités célestes sont des dieux-hommes, avec toutes les faiblesses, tous les désirs et tous les caprices des mortels. Le matin au réveil, Râ appelle ses valets de chambre pour faire sa toilette, le prêtre de catégorie supérieure s’approche de la personne sacrée, la parfume, l’habille et lui pose ses diadèmes ; ensuite, les majordomes entrent, portant le déjeuner composé de douze plats succulents. Tandis que le dieu mange, le clergé célèbre les premiers offices en son honneur, récitant les formules qui maintiennent vivante dans l’âme des mages, la substance sublime. Les divinités primitives, créatrices de l’énergie universelle, Horus, Ptah, Râ et Amon, reçoivent directement le fluide qui les anime d’une source cachée dans le ciel. C’est dans l’immense cour des colosses que les Thébains célèbrent tous leurs rites. Les plus solennelles des images des murailles représentent les scribes de la « double demeure de vie », la grande officine des mages, des astrologues, des devins. Entre leurs mains est l’avenir et le peuple vient vers eux, tremblant d’émotion sacrée. Aussi les fidèles s’efforcent-ils de rendre les dieux favorables au moyen de sacrifices solennels. Les autels de l’holocauste sont là tout près ! Leurs cortèges s’y rendent, menant les animaux qu’ils viennent d’acheter dans la grande cour, et tout ce sang doit réjouir l’âme d’Amon. Ces bœufs, ces génisses, ces gazelles, ces oies que nous voyons sculptés sur les murs, sont là pour être vendus à ceux qui doivent offrir les chairs rituelles au grand dieu et sont examinés par les prêtres avec un grand soin. Ceux qui n’ont pas de quoi offrir un pigeon, présentent un gâteau, un petit pain, une mesure de bière de Nubie ; les prêtres ne dédaignent ni ne refusent rien. En toute occasion, le peuple fait appel à la science religieuse et les mages qui font partie du clergé ne se reposent pas un instant : pour se marier, pour semer, pour vérifier un achat, pour accorder la main de ses filles. Le plus humble des fellahs qui s’approche d’un prêtre le trouve toujours disposé à entendre ses confessions et à lui prodiguer ses conseils. Pour tout autre acte de la vie privée, il faut l’intervention de l’église. Un tarif indique le prix de chaque faute, depuis l’assassinat jusqu’à l’adultère, depuis le blasphème jusqu’au mensonge. Si la cour immense appartient au peuple et si le pronaos est la place des scribes, des prêtres et des mages du temple, le sanctuaire proprement dit, avec son autel et ses appartements sacrés, est réservé à Amon, aux dieux de sa famille et aux grands prêtres attachés à son service. Une des prières les plus secrètes sert à tenir les déesses enfermées quand elles sont à la veille d’enfanter. On l’appelle « la chambre impure ». Les divinités égyptiennes n’excluent même pas leurs épouses célestes de la souillure de la maternité, et après l’accouchement, exigent de longues pratiques de purifications. (Les Juifs, puis les Musulmans se sont-ils dans leurs rites, inspirés de ces pratiques ? NDE) Près de la chambre impure, est le harem divin où les favorites des dieux mènent une existence de suprême monotonie. Ensuite, il y a les pièces pour les amis où le dieu reçoit les divinités des autres lieux avec tout le confort auquel elles sont habituées dans leur propre temple. Le mobilier le plus splendide dont l’imagination peut rêver, des monceaux d’or, de pierres et de métaux précieux, des étoffes les plus fines et les plus rares, présents des rois et propriété d’Amon ou de son clergé, s’accumulent en ces lieux d’années en années, grossissant un trésor qui deviendra le plus grand du monde entier, que les peuples asiatiques s’abattant sur l’Égypte, pilleront sans scrupules, une grande partie de ces richesses leur ayant été ainsi arrachée. Le sanctuaire de la barque sacrée d’Amon fut reconstruit plusieurs fois par les rois qui se succédèrent, soit qu’ils désirèrent les reconstituer en les embellissant, soit les agrandir tout en les restaurant. Celui qu’Aménophis 1er, père de la XVIIIe dynastie, avait érigé, était taillé dans le bel albâtre d’Hatnoub et fermé de deux portes aux vantaux de bronze d’une seule pièce. C’est de beaucoup le plus précieux des sanctuaires de Karnak. Il devait s’élever au même emplacement que celui que l’on voit encore aujourd’hui. Autour du sanctuaire, circule un couloir qui donne accès à la partie orientale du temple et aussi à deux groupes de pièces, situées au nord et au sud, que la reine Hatchépsout fit construire. Ce sont sans doute des chambres destinées aux objets précieux du culte. L’une d’elles, reconstituée, offre le plus précieux spécimen des reliefs peints de l’époque de cette reine que Thoutmès III ou Thoutmôsis s’acharna à détruire. Au sud, un grand autel massif, avec un escalier taillé à même le bloc, s’élève dans un espace découvert et semble avoir été destiné à la combustion des offrandes. On remarque la même disposition à Deir-el-Bahari. La porte orientale du couloir entourant le sanctuaire s’ouvre sur un espace désert aujourd’hui et qui, loin d’être une cour, était coupé par quatre murs et fermé de six portes, dont on voit encore les seuils de granit rose. C’étaient des cours fermées donnant accès à des salles étroites renfermant tous les trésors du temple, ainsi enfermés dans une quadruple enceinte. Au moment des processions, l’image d’Amon était extraite du Saint des saints par le roi ou le grand prêtre qui la portait dans une sorte de reliquaire attaché sur la poitrine jusqu’à la fenêtre orientale du sanctuaire de la barque ; le dieu était alors enfermé dans le naos processionnel. De tout cet asile divin, il ne reste à Karnak que deux grands blocs d’albâtre portant des inscriptions au nom de Sésostris 1er et un beau naos de granit noir, mutilé par Akhénaton, restauré après lui, et retrouvé en 1922. Ce naos serait demeuré sans doute dans le Saint des saints jusqu’à l’époque des invasions perses, c’est-à-dire qu’il fut en usage quelque mille cinq cents ans durant ! Dans le prolongement de l’avenue sacrée du temple à Karnak, on trouve de petites chapelles dont l’une est dédiée à un certain Osiris Hiq-dpeto, « Osiris roi d’éternité », auquel les Bubastites et certaines grandes prêtresses éthiopiennes l’avaient consacré. D’autres, élevées auprès du lac sacré, servaient sans doute aux rites d’initiation osiriaque et furent construites par l’Éthiopien Taharqa 3. Autrement importante, fut la découverte en 1925, du temple qu’Aménophis IV, éleva au dieu solaire4 qu’il voulut substituer à Amon. Il date des premières années de son règne et est antérieur au schisme qui lui fit abandonner Thèbes pour Tell el-Amarna, et détruisit partout le nom d’Amon. 3 Taharquou régna à Napata à la XXVe dynastie (Basse Époque). 4 Aton, dieu symbolique au culte sans image. C’est là peut-être, le sanctuaire appelé « le joyau d’Aton » que le roi édifia entre Karnak et Louxor et qu’il nomma « La splendeur d’Aton le Grand ». Là aussi on trouva alignées, des statues osiriaques géantes, représentant le roi dans toute sa laideur traditionnelle, bouche aux lèvres épaisses, crâne allongé, seins développés et hanches énormes soutenant un ventre proéminent, tel que le représentent également les bas-reliefs extraits des ruines de Karnak et de Tell-el-Amarna. Quelques-uns ont voulu voir dans cette face étrange, cette anatomie anormale et ce mysticisme qui lui fit renverser le culte ancestral, le fait d’un être dégénéré. « Ne serait-il pas plus juste, dit M. Pillet, de ne voir dans sa constitution physique, non pas des tares physiologiques, mais bien les caractéristiques d’une race et le résultat de coutumes sans doute apportée en Égypte par une reine de race étrangère, africaine sans doute car, remarquons-le, ces soi-disant tares se retrouvent identiques chez la femme et chez les filles d’Akhénaton ». « Et n’était-ce pas, d’autre part, faire preuve d’un sens politique avéré, et non pas de folie, que d’anéantir un culte dont le clergé était si puissant qu’il détenait plus du tiers des terres d’Égypte et plus de la moitié de sa richesse, qu’il intervenait dans les querelles dynastiques et pesait d’un tel poids qu’il pouvait y faire ou défaire les rois ». Les personnages de cette époque que l’on trouve sur les bas-reliefs de Karnak sont vivants et animés et libérés des poses hiératiques, figées et rigides du canon traditionnel. Bêtes et gens sont aussi fidèlement copiés et les portraits du roi et des membres de la famille royale sont sans doute tout aussi sincères, mais cette brillante époque d’art s’éteignit peu de temps après la mort du roi et n’eut pas de lendemain. D’ailleurs, l’immortalité, que l’on remarque dans les types sculpturaux égyptiens, ne provient pas d’un canon établi arbitrairement et conservé scrupuleusement, mais de la persistance réelle des traits ethniques de la race à travers les âges. Depuis que le fabuleux Ménès5 fonda la cité du Mur-Blanc6, jusqu’à ce que les derniers Ptolémées ouvrent les portes de leurs grands sanctuaires aux dieux étrangers, l’existence sur les rives du Nil fut toujours la même.

5 Roi « historique » de l’Égypte, originaire de This près d’Abydos, vers 3000 avant J.-C. 6 Cité qui deviendra Memphis. Et comme si, ici plus que dans aucun autre pays, l’art est un reflet palpitant de la vie, les statues sont aussi immuables. Dans le temple de Dendérah (un des plus anciens reconstruit par les derniers Ptolémées) et sous la domination romaine du préfet Aelius Gallus en l’honneur de la déesse Hathor, il est une image qui symbolise l’intangible persistance des formes en Égypte : aux pieds de la divinité tutélaire, un jeune souverain, la tiare royale sur la tête, se dresse sur son trône comme les colosses thébains. Est-ce un pharaon illustre ou un des héritiers de Sésostris ? Non, c’est l’empereur Néron ! Ayant à représenter un prince étranger inconnu, ces artistes ne pouvaient se l’imaginer différent de leurs propres princes. Au musée du Caire, la Grecque Cléopâtre apparaît dans deux portraits plus ou moins authentiques, la poitrine nue et la clef de la vie à la main. Ce qui indique que le convenu officiel exigeait toujours un modèle unique quand il s’agissait de représenter les souverains dans leur essence divine. Et ces artistes, qui reproduisaient les palpitations de la vie avec un impeccable scrupule, ne se seraient pas soumis à la pratique d’un traditionalisme trompeur. La vérité est que le peuple, réfractaire à tout croisement avec d’autres nations, resta toujours libre des influences ethniques étrangères. Tels étaient les sujets de Ménès à l’aube de la civilisation prémemphite, tels les trouva Strabon, trois mille cinq cents ans plus tard à l’aurore du christianisme, et les artistes toujours sincères se contentèrent de reproduire les traits populaires comme ils les virent à travers les siècles.

Seul dieu sur la terre, le Pharaon déléguait partie de ses pouvoirs à de grands prêtres qui officiaient en son absence dans les temples élevés aux divinités, mais dans tous ses offices, le grand prêtre avait la stricte obligation de mentionner la délégation de ses pouvoirs : « C’est le roi, disait-il, qui m’envoie pour voir la divinité », car la divinité demeurait dans ses temples aussi réellement que dans son ciel même. Les cérémonies, qui se déroulaient dans l’enceinte sacrée, étaient nombreuses et variées, et c’est seulement par l’étude des bas-reliefs que nous en connaissons une partie. En dehors du culte journalier rendu au dieu, certaines grandes fêtes de l’année attiraient les prêtres et le peuple de l’Égypte : citons la fête de l’an nouveau, celle des saisons, les fêtes royales de l’intronisation et celle du jubilée, la grande fête appelée Sed7. 7 La queue de taureau. La cérémonie journalière se déroulait à l’intérieur du Saint des saints : dès l’aube, le grand prêtre, après avoir purifié l’air du sanctuaire avec de l’encens, se dirigeait vers le naos renfermant la statue divine, dégageait le double verrou qui fermait les portes soigneusement scellées la veille au soir, il prononçait diverses incantations et enfin, ouvrant les vantaux du tabernacle, tombait en adoration. Il aspergeait deux fois l’image divine avec de l’eau prise dans quatre amphores différentes, l’oignait d’huile parfumée, l’habillait et la fardait d’onguents variés. Il servait ensuite le repas du dieu. Le rituel journalier, appelé « le durable », était permanent et commun à tous les temples, aussi bien qu’à tous les dieux. Dans le rituel des grandes fêtes, la scène la plus frappante est celle de la procession de la barque sacrée qui renferme l’image sainte. Le roi, venu au temple en grand appareil, est reçu et purifié par les dieux, il monte au sanctuaire et, après avoir adoré son père Amon-Râ, il tire sa statue du tabernacle. Lui-même ou le grand prêtre l’a alors transportée du Saint des saints au sanctuaire où repose la barque processionnelle au milieu des fleurs et des offrandes. La statue divine a été enfermée dans le naos de la barque, le voile de fin lin a été attaché, les chants et les hymnes sacrés ont éclaté : alors, les doubles portes du sanctuaire ont été ouvertes, le pavois aux cinq barres qui supporte la barque sacrée a été saisi par trente prêtres vigoureux qui l’enlèvent du piédestal et la déposent aux divers reposoirs du temple. Plaçant la barque sacrée sous des porte-éventails, les prophètes d’Amon, une peau de léopard jetée sur l’épaule, dirigent la procession. Mais c’est le roi qui est en tête du cortège. Il précède la barque tantôt lui indiquant le chemin, tantôt se retournant, adorant son père et encensant la divinité. À chaque station, à chaque reposoir, les chants éclatent, les fleurs jonchent le sol et les cris joyeux accueillent la magnificence divine. Aux hymnes du roi, le dieu répond par la voix de son prophète, il remercie le roi, son fils et lui accorde mille félicités terrestres et divines. Les barques des dieux Khonsou et Mout, sorties de leurs sanctuaires par la théorie des prêtres et de leurs porteurs se joignent bientôt au cortège. D’autres les suivent, celles d’Ahmès-Néfertari (épouse d’Ahmôsis), celle du roi. Le cortège s’amplifie et s’allonge des enseignes des nomes, des anciens clans de la nation, le faucon, l’ibis, le chacal et cent autres emblèmes en marche vers l’Occident. Il a déjà franchi les grandes portes de cèdre revêtues d’or qui ferment les pylônes de granit rose. Aux musiciens, se joignent alors des danseurs et des danseuses. L’immense vaisseau regorge de la foule des prêtres groupés dans la pénombre des bas-côtés, tandis que la procession, illuminée du haut des nefs centrales, s’avance lentement et franchit les hautes portes des pylônes de Ramsès 1er. Elle débouche maintenant sous le radieux soleil et entre sur le parvis de la grande cour. Le peuple s’y presse en foule compacte. Il porte des palmes et des fleurs, et sa joie éclate en cris d’allégresse que les échos des grands portiques répètent. Longtemps le peuple acclame ainsi son roi et son dieu qui se présentent à leurs yeux éblouis. Les holocaustes sont offerts au milieu de la fumée des parfums et les prières s’élèvent de plus en plus ardentes. Les prêtres soulèvent alors le voile précieux qui entoure le naos divin et le peuple « contemple la beauté de son seigneur ». La fête terminée, le dieu était reconduit dans son tabernacle, à moins que, franchissant l’enceinte du temple, la procession ne se continuât sur le fleuve sur un vaisseau « l’Ouserhat » (la barque d’Amon). Le dieu remontait ainsi jusqu’au temple de Louxor, hélé par toute une flottille chargée des divinités de l’Égypte entière, rendait visite aux dieux de l’Occident, puis rentrait dans sa demeure céleste de Karnak auréolé de sa gloire resplendissante et solitaire. Chaque temple particulier à Karnak avait sa barque processionnelle abritée dans son sanctuaire particulier, sans compter celles des chapelles que l’on voit au bord du lac sacré. Dans le mur oriental de la troisième enceinte du sanctuaire d’Amon, un Osiris géant et mutilé veille devant une porte, à demi arasée, qui donne accès à tout un ensemble de pièces groupées autour d’une grande et belle salle hypostyle que l’on nomme salle des fêtes. Cette salle et ses annexes n’auraient été qu’un vaste dépôt de barques sacrées, antérieures au roi régnant. La chose est vraisemblable, car les textes citent toujours ces barques de procession parmi les offrandes des rois au grand dieu Amon. Chaque souverain tenait à l’honneur de lui offrir une barque nouvelle enrichie et décorée de ses bijoux et de ses offrandes. En effet, les bas-reliefs des temples nous montrent des barques sacrées toutes différentes les unes des autres ; la barque nouvelle prenait donc place dans le sanctuaire en remplacement de celle du roi précédent que l’on déposait comme joyau dans une réserve spéciale. La salle dite des fêtes pourrait donc se nommer plus justement la salle des barques sacrées, et le constructeur se serait plu à évoquer cette destination par la sculpture des chapiteaux qui rappelle celle des reliquaires ou naos processionnels. Cette salle à destination unique dans les annales d’Amon, aurait ainsi reçu en dépôt des trésors inégalés dans aucun temple du Nouvel Empire, et cela explique l’accès difficile, étroit et détourné de cette portion du temple où aucune cérémonie ne se déroulait, mais qui en revanche, faisait partie des trésors cachés du temple où les richesses antiques s’accumulaient. En sortant de la salle hypostyle, on suit une avenue antique, dallée et bordée de hauts talus de décombres accumulés par les siècles. Çà et là, on rencontre de toutes petites chapelles dues à la piété des grandes prêtresses d’Amon. Ces adoratrices divines existaient dès les premières dynasties du Nouvel Empire, mais leur rôle ne prit une certaine importance qu’à la chute des Bubastites. Portant des titres royaux, ces femmes avaient le gouvernement de la province de Thèbes, de ses biens et la direction du culte. Sous la suzeraineté du roi, véritables épouses du dieu et non du grand prêtre d’Amon, elle ne se mariaient pas et la survivance de leurs charges se transmettait par l’adoption de princesses royales. Une de ces chapelles nous montre la grande prêtresse Onk-Nas en compagnie de ses majordomes et une autre consacrée à Osiris, maître de la vie, la grande prêtresse Chépénoupet, fille d’Osorchon III (XXIIIe dynastie), qui était en fonction quand les Éthiopiens s’emparèrent du pouvoir. Elle adopta Amenentis la fille du roi Kachta, puis comme héritière, Chépénoupet II, fille de Taharqa de la XXVe dynastie ; enfin Psammétique 1er de Saïs, subjuguant l’Égypte, sa fille aînée Nitocris fut adoptée par l’adoratrice divine et lui succéda. Quittant Saïs, la princesse atteignit Thèbes, après seize jours de voyage, où elle débarqua aux acclamations du peuple. « Elle vient ! », décrit la stèle de l’adoption découverte à Karnak par M. Legrain, « Elle vient ! » la fille du roi du Midi, Nitocris, « elle vient à la demeure d’Amon pour qu’il la saisisse et s’unisse à elle ! ». Lorsque Chépénoupet II la vit, elle l’aima plus que toutes choses et lui fit donner des biens immenses répartis en plusieurs provinces et des vivres journaliers en abondance ; le roi, les prophètes d’Amon et le clergé des temples de quinze grandes villes participant à la constitution de cette dote. Nitocris choisit pour lui succéder, la sœur du roi Apriès, Onk-Nas qui conserva ses titres d’épouse et d’adoratrice d’Amon sous les règnes d’Amasis et de Psammétique III. Venue fort jeune à Thèbes, elle avait régné cinquante ans et pouvait en avoir quatre-vingt lors de l’invasion de l’Égypte par Cambyse, roi de Perse. La domination perse met fin aux pouvoirs de l’adoratrice divine. En plus de deux siècles, cinq d’entre elles seulement avaient rempli cette charge, régnant en moyenne une quarantaine d’années, ce qui s’explique par leur adoption dès l’âge le plus tendre. *** V - Dieux régionaux et cultes locaux L’existence des cultes locaux propres à chaque nome1 est certainement antérieure à la période thinite. Neith de Saïs était adorée dans deux nomes du Delta comme une déesse guerrière. Vers la fin du quatrième millénaire, c’est la royauté qui est la source de toute vie égyptienne : le roi est un dieu, mais avant tout un Horus, autrement dit un faucon par lequel il est représenté sur les monuments. Mais avant l’unification de la monarchie, on mentionne le « roi scorpion ». Le roi Narmer2 tire son nom d’un poisson nar avec lequel sans doute on le confondait. Même depuis la monarchie unique, le roi s’assimile aux animaux-dieux : lion, griffon ou taureau. Le souverain de la Haute-Égypte portait le titre de « Sitout » et son image était précédée des deux déesses : le vautour El Kab et Ouadjit, la déesse cobra, le serpent femelle de Bouto.

À Mendès3, c’est le dieu bouc d’Osiris ; à Hermopolis, l’ibis Thot ; dans les marais de l’Ouest, le crocodile ; le lion à Léontopolis ; la lionne Sekhmet dans la région memphite. Mais le plus illustre était Osiris de Busiris, fils aîné du dieu-terre Geb et dieu de la végétation, ayant pour femmes, Isis et Nephtys. Dieu souterrain de la force créatrice, il devint ensuite le dieu des morts. Sokar est aussi un dieu des morts qui règne dans la région de Saqqarah au sud de Memphis ; Ptah n’est lui-même qu’un dieu local de la même région. En Haute-Égypte, nous retrouvons le crocodile Sobek adoré dans le nome Ombite et dans le Fayoûm ; Thot, l’ibis, a son siège à Khnoumou, l’Hermopolis de la Thébaïde. Là, en même temps que dieu-lune, il devient l’inventeur de l’écriture de la médecine et de toutes les sciences. Plus tard, il se développera autour de son sanctuaire, une des plus célèbres écoles de théologie. Dans le nome du palmier, un dieu bélier porte le nom de Hershef, « celui qui est sur son lac » : sa ville, Hanès, au sud du Fayoûm, est l’Héracléopolis des Grecs.

1 Division administrative. 2 Narmer l’unificateur en qui l’on a reconnu le roi Ménès de la tradition. Premier souverain d’Égypte selon Hérodote. 3 Pbanibdêd, ville du Delta. Un autre s’appelle Khnoum dans la région de la première cataracte. Il est parfois représenté modelant le monde et les hommes sur le tour du potier. La déesse du 22e nome d’Aphroditopolis est une vache qui s’identifiera à Hathor « la demeure d’Horus » déesse du ciel et aussi de l’amour, adorée comme telle à Dendérah. Le chien Anubis règne dans le 17e et le 18e nome (Hipponou et Cynopolis), le dieu-loup, dans les deux nomes du Lycomou, dont la plus grande ville, la Lycopolis des Grecs, était sur l’emplacement de la moderne Siout. Ce serait à l’origine un dieu guerrier, Oupouaout, qui s’est confondu avec le loup d’Abydos, Chout Amenti « celui qui est dans l’Occident », c’est-à-dire dans la région des morts. Certains dieux locaux se détachaient de leur domaine pour devenir des dieux nationaux, dont les fêtes étaient célébrées dans toute la nation par le roi. Ainsi, l’Horus faucon d’Edfou, Neith de Saïs, Sokar de Saqqarah, Min, le dieu procréateur de Coptos, Anubis, le bœuf Apis en qui s’ incarne l’esprit de Ptah et avec qui le roi accomplit une course rituelle, Osiris, dont il érige les piliers. D’autres dieux sont d’un caractère universel, représentant les grandes forces de la nature, tels que l’océan primitif Noun dont les dieux sont sortis, les déesses du ciel comme Hathor ou Nouît (Nout), les dieux de la terre comme Geb, les dieux de la lumière comme Horus et Shou, les Nils fécondants Hâpi5 ou encore les astres de la voûte étoilée : ces dieux pouvant être adorés en tout lieu font l’objet d’un culte que l’on pourrait traiter de national. Il est à remarquer que les Égyptiens ne connurent jamais les sources du Nil, ni les causes de l’inondation bienfaisante et merveilleuse qu’un des hymnes chante en termes émouvants. Aussi, imaginaient-ils que le Nil ne pouvait tomber que du ciel où coulait un Nil céleste qui entraînait au fil de son courant les barques magiques du soleil et des autres dieux ! Il ne nous reste aucun vestige assuré des temples primitifs. On peut imaginer les plus anciens d’après certaines représentations comme une sorte d’enclos limité par une palissade ou une rangée de pieux, signalé par des mâts d’enseignes et au milieu duquel se dressait la cellule isolée ou, pour nous servir du terme grec, le naos, qui abritait le symbole de la divinité. 5 Hâpi, fleuve nourricier, au sens d’abondance. Les Égyptiens décomposaient l’année en trois périodes de quatre mois : akhet, saison de l’inondation, péret, celle des semailles et chémou celle des moissons. De bonne heure, le naos fut construit en pierres, comme en témoignent les restes d’un sanctuaire ancien retrouvé parmi les ruines d’un temple plus récent d’Hiéraconpolis6. Le culte qui y était célébré devait consister principalement en un sacrifice, c’est-à-dire un banquet, dont une victime faisait les frais et que l’officiant offrait au dieu. C’est le roi qui était l’intermédiaire naturel entre le dieu et son peuple, mais il ne pouvait officier partout, aussi s’était-il créé une classe de prêtres où l’on distingue les « serviteurs du Dieu » et la masse des desservants, des purifiés oueb qui les aident dans l’accomplissement des fonctions sacerdotales. Le culte des morts est une partie importante de la religion à ses débuts, et les tombeaux sont de simples fosses ovales creusées dans les sables parmi les galets et qui ne se signalent par aucune superstructure, aucune dalle, aucun tumulus. Pendant toute la période archaïque, les tombes des particuliers conservent ce caractère de simplicité. Bien vite au contraire, la tombe royale prend un développement considérable : elle est recouverte de terre et l’on fiche au sommet, une stèle qui porte écrit le nom du pharaon. À l’intérieur, les chambres se multiplient autour de la principale où l’on accède par de grands escaliers de briques crues. Le mobilier de ces tombes royales, bijoux, ornements, armes, vases et vivres, était généralement très abondant. Tout cela indique que, dès les temps les plus anciens, la mort était tenue pour un passage à une autre vie très semblable à la vie terrestre. 6 Aujourd’hui Kom-el-Ahmar. ***

VI - Râ, le dieu-soleil et la triade thébaine

« Rê, créateur du ciel et de la terre, du souffle de vie, du feu, des dieux, des hommes, du bétail, des troupeaux, des serpents, des poissons. » La parenté de l’art memphite avec celui de l’époque précédente nous montre que dans son fondement, la religion est restée la même. Pourtant, elle s’est développée et a accueilli des idées nouvelles. Sous l’influence de l’école théologique d’On1, le culte de Râ se répand en Égypte au point de devenir un culte national. Râ n’est pas le dieu d’Héliopolis où règne Atoum mais par l’intermédiaire des prêtres d’On, il a été confondu avec lui.Le soleil était adoré sous l’aspect d’un disque lumineux appelé « Aton ». C’était une des formes du culte de Râ ou d’Atoum à Héliopolis, ville d’Aménophis IV. Au Nouvel Empire, en 1372, Aménophis IV, à la fois pharaon et prophète de son dieu, s’adresse ainsi à Aton : « Tes rayons ! Ils touchent chacun… tu remplis le Double Pays de ton amour, les hommes vivent lorsque tu te lèves pour eux… tu as fait que le ciel soit éloigné afin de te lever en lui, afin de contempler ta création, tu es l’Unique mais il y a des millions de vies en toi… » La ville que ce pharaon fit construire à Tell el-Amarna entre Thèbes et Memphis, s’appela Akhet-Aton, c’est-à-dire « l’horizon du disque solaire » faisant allusion à l’éclat de l’astre auquel il entendait vouer un culte solennel. Le roi troqua lui-même son nom, qui signifiait « paix d’Amon », pour celui d’Akhénaton ou Akhnaton qui veut dire « la gloire d’Aton » ou encore « ce qui plait à Aton ». À Thèbes, le temple édifié entre Karnak et Louxor, fut appelé « le joyau d’Aton » ou encore « la splendeur d’Aton le Grand ». On peut voir sur des bas-reliefs sculptés et peints, Akhénaton et sa famille recevant les rayons bienfaisants d’Aton. Plusieurs d’entre eux furent retrouvés dans la salle hypostyle ou dans l’intérieur des deuxième, neuvième et dixième pylônes de l’édifice oriental. Râ, dieu solaire présente au milieu des divinités égyptiennes des traits inédits qui font penser à une influence sémitique. 1 Héliopolis. Il est donné comme un dieu universel, maître du monde, par conséquent, détaché de tous liens locaux. Il est l’Être suprême qui s’engendre lui-même et qui crée toute chose : les autres dieux sortent de lui par une série de générations qui expliquent la formation de l’univers. Sur sa barque, accompagné de ses fidèles, il parcourt et vivifie le monde des vivants pendant les douze heures du jour. Il disparaît à l’Occident pour visiter celui des morts pendant les douze heures de nuit. Cette doctrine élaborée dans les temps, n’était comprise que d’une élite mais n’en finira pas moins par envahir et transformer toutes les religions d’Égypte.

Les théologiens d’Héliopolis donneront le branle en identifiant le nouveau dieu à leur vieux dieu local Atoum et en élaborant une doctrine cosmogonique ingénieuse et compliquée, où la formation du monde sera attribuée à l’action successive de neuf divinités, l’Ennéade2, descendant toutes d’Atoum-Râ.

Selon cette doctrine, Shou ou Chou, son fils, sera réputé avoir engendré le dieu-terre Geb et la déesse-ciel Nout ; et reprenant les vieux mythes de l’organisation du monde par la séparation violente du couple Geb et Nout, on finira par représenter Shou lui-même, arrachant Nout à l’enlacement de son frère époux et la soulevant pour en faire le ciel de notre univers. Osiris et son cycle, Isis, Horus, Seth et Nephtys tous donnés comme fils et filles de Nout, seront attachés à cette cosmogonie, comme bien d’autres personnalités divines. Mais pour triompher du culte rendu dans les autres nomes, aux innombrables divinités locales, Râ n’aura d’autres ressources que de s’assimiler successivement aux principales d’entre elles, comme il s’était assimilé au dieu Atoum d’Héliopolis. C’est ainsi que l’on verra paraître une série de dieux dualistes : Râ-Horus, Râ-Sobek, Khnoum-Râ, Amon-Râ unissant en une même personne divine Râ et Horus, Râ et Sobek, le dieu crocodile, Râ et Khnoum, le dieu bélier de la première cataracte, Râ et Amon, le dieu de la force génératrice adoré à Thèbes. À Hermopolis, Thot, le dieu-lune, se subordonnera au nouveau dieu soleil. 2 L’Ennéade héliopolitaine comprenait : Atoum, Chou et Tefnout, Geb et Nout et enfin Osiris, Seth, Isis et Nephtys. Seuls, Ptah que l’on continuera à vénérer à Memphis et Osiris, dont le culte devait envahir toute l’Égypte, resteront irréductibles. Thèbes est la capitale où vivent les pharaons dans le voisinage du dieu protecteur en la personne duquel se sont fondues les deux personnes divines d’Amon et de Râ devenu le dieu national de l’Égypte. Les peintures qui décorent les tombes de la Vallée des Rois nous font revivre les imaginations fantastiques du « Livre de ce qu’il y a dans le Daït », l’Hadès des Égyptiens. Râ, sous l’influence des idées osiriennes, ne se contente plus d’être le dieu vivifiant du jour : il est devenu le dieu des morts. Il meurt lui aussi le soir, mais pour renaître au matin. La barque magique qui le porte sur le flot du Nil céleste disparaît au crépuscule en suivant le fleuve mystérieux qui, derrière les montagnes d’Occident, traverse le monde de la mort. Râ y parcourt les douze régions funèbres pendant les douze heures de nuit, acclamé par les fidèles, suivi par les âmes privilégiées, et lutte avec elles contre les monstres horrifiques qui veulent arrêter sa course dans les cercles de cet enfer. C’est ce voyage à la fois effrayant et consolant, puisqu’il s’achève dans la lumière du jour renaissant, que nous racontent les parois des syringes3 avec ce goût minutieux de l’étrange qui est un des traits de l’esprit égyptien. Il y a comme une hiérarchie entre les dieux locaux, et dans la même région, on trouve à côté du dieu principal des divinités secondaires qui s’associent à lui ; ainsi naissent de bonne heure des familles de dieux. La plus célèbre se formera assez tard, à Thèbes4, par la réunion de trois personnes divines : la déesse-vautour Mout, le dieu de la génération Amon, dont Mout deviendra la femme, et le dieu-lune Khonsou qui, dans cette triade, sera le dieu-fils. (Il est permis de se demander si cette idée de triade divine n’a pas influencé le dogme de la Sainte Trinité chrétienne. NDE) Amon est au centre, coiffé du disque du soleil et de deux grandes plumes de faucon ; à sa droite, Mout portant le pschent, la double couronne du Sud et du Nord ; à gauche Khonsou, le dieu lunaire arborant sur son front le disque de la lune. De chaque côté de la porte du temple, se dressaient des colosses et des obélisques, et c’était là que débouchait le dromos du temple, longue avenue bordée de sphinx, lesquels à Thèbes par une allusion à la forme originelle d’Amon, sont le plus souvent à tête de bélier. C’est selon ces principes que sont bâtis les temples de Louxor, « la demeure d’Amon dans la chapelle du Sud », œuvres de plusieurs souverains, d’Aménophis III à Ramsès II, tout comme les divers sanctuaires du dieu Amon. Le lotus était le symbole de la Thébaïde et on le retrouve décorant de sa fleur et de sa tige, un pilier encore debout d’un des temples. Dans le lotus comme dans le corps des animaux pouvait se dissimuler l’âme du juste après sa mort. À Karnak, les temples d’Amon-Râ exposant pierres, fûts de colonne, portiques bravant le temps et se reflétant dans les eaux du lac sacré, ne donnent qu’une faible idée de ce que fut cette véritable cité religieuse avec ses sanctuaires, ses cours, ses portiques, ses magasins et les logements de ses prêtres. 3 Tombes royales creusées dans le roc en forme de « tuyau ». 4 Nommée également No-Ammon, Ouasit ou encore la « Ville aux cent portes ». *** VII - Chez la déesse Mout et son fils Khonsou

À Karnak, une allée de béliers relie le temple d’Amon à celui de la déesse Mout « dame du ciel, reine de la terre », parfois figurée sous la forme d’un vautour, et dont la puissance s’établit si fermement à la XVIIIe dynastie (Nouvel Empire), qu’elle se confondit par la suite avec les autres déesses-mères : Isis, Hathor, Sekhmet… Le temple de la divine Mout, quoique beaucoup plus petit que celui d’Amon, comportait plusieurs chapelles, et de-ci de-là, quelques monuments situés sur les rives du lac sacré. Le tout était entouré d’une enceinte percée d’une porte qui n’existe plus aujourd’hui. Le temple central, tout comme l’enceinte, construits par Aménophis III, restaurés ou agrandis par les dynasties éthiopienne et ptolémaïque, sont presque rasés aujourd’hui et l’on ne trouve plus que quelques statues, taillées dans un beau granit noir, assemblées au milieu des cours du temple. Parmi tout cet aréopage de divinités assises ou debout, on remarque une déesse nommée Sekhmet la lionne, « celle qui rend maîtresse ». C’était la déesse des combats, divinité solaire et guerrière de la triade memphite, épouse de Ptah et mère de Néfertoum, avant d’être celle d’Imhotep le patron des scribes. Elle personnifiait la chaleur qui anéantissait les ennemis du soleil et par conséquent du pharaon, fils de Râ. Aménophis III consacra plusieurs centaines de ces statues à l’ornement du temple de Mout et celui, funéraire de Kôm-Hertan, dont les colosses de Memnon signalent au loin l’emplacement. Sur la paroi occidentale de la première porte du temple, on remarque sur pilastre, une représentation du dieu Bès. C’est un petit gnome grotesque, court sur jambes, la figure grimaçante, des yeux énormes, et qui, les deux mains sur les cuisses, rit en tirant la langue aux passants. Sa fonction principale était celle d’écarter revenants et démons, ceux surtout qui, la nuit, vont semer les maléfices. Il était aussi vénéré comme protecteur de la chambre nuptiale et de l’enfantement. Le même nain aux jambes torses ornait le temple de Khonsou, et les gens appelaient la porte où il était adossé Bab Aïtallah, la porte d’Aïtallah. Grimaçant, il souffle une haleine empoisonnée, et malheur à celui qui voit briller ses yeux dans la nuit, car sa mort est prochaine ! L’allée qui conduit de la porte occidentale au temple de la déesse Mout est gardée par une double file de béliers géants où le nom d’Horemheb (dernier roi de la XVIIIe dynastie) se lit encore. Juchés sur leurs socles branlants ou couchés dans la poussière, la tête brisée ou les reins meurtris, ils veillent encore au milieu des palmiers sur les vestiges de leur gloire passée. La dynastie grecque voulut que son nom figurât dans la cité sacrée de Karnak à côté de ses prédécesseurs nationaux. Ainsi Ramsès II fit dresser, au-devant du temple dédié à Khonsou, un portique où l’on reconnaît l’inspiration hellénique soumise à l’inflexible tradition de l’architecture et de la décoration égyptienne. Au débouché du temple de Louxor, une porte gigantesque apparaît à l’extrémité d’une avenue de béliers ruinés, entourée de palmiers, et derrière laquelle on voit un temple presque intact flanqué d’une petite chapelle. Le temple de Khonsou fut entièrement construit par Ramsès III, de la XXe dynastie, sur l’emplacement d’un autre temple plus ancien déjà dédié à ce dieu. Khonsou était fils d’Amon et de Mout, mais il faut se rappeler, suivant l’expression de M. Maspero, que « d’une part, le père était un avec le fils, et de l’autre, il était un avec la mère ; la mère étant donc, une avec le fils comme avec le père, et cette triade se ramenait à un dieu unique en trois personnes ». C’est cette notion qui prévalut lorsque Khonsou prit définitivement sa place comme fils d’Amon au temps de la XIXe dynastie. Jusque-là, il n’avait été qu’un génie sidéral sans grande importance, mais dès son entrée dans la triade, son rôle grandit rapidement. Il semble même avoir eu à l’époque de Ramsès III, deux effigies différentes : l’une Khonsou, maître de Thèbes, le bon conseiller, Neferhotep, et l’autre, Khonsou, qui règle les destinées et chasse les étrangers, Perisokher1. Dans la suite des temps, il se confondit avec d’autres dieux lunaires, Iaouhou, Thot et Ptah, s’attribuant leurs vertus et leurs fonctions. Représenté sous la forme humaine portant une grosse natte tressée pendant sur l’oreille droite ou avec une tête d’épervier ou de faucon surmonté du disque, son corps était momifié comme celui d’Osiris ou de Ptah, le dieu, grand magicien, était redouté des démons possesseurs. Khonsou avait une puissance particulière pour chasser les mauvais esprits.

1 Orthographe incertaine. La stèle de Bakhtan, rapportée de Karnak par Prisse d’Avennes et traduite par M. de Rougé (conservée au musée du Louvre), décrit un des plus grands miracles accomplis par la statue du dieu. Alors que Ramsès II était en Naharinâ ou Syrie du Nord, raconte-t-elle, le prince de Bakhtan lui avait offert sa fille aînée et de très riches présents, et le roi l’avait épousée en rentrant en Égypte. Quelque temps après, la sœur de la reine étant malade en son pays, son père envoya un messager à Ramsès pour lui demander du secours. Tout d’abord ce fut un médecin, mais celui-ci trouva la malade en proie à un démon opiniâtre contre lequel, il ne pouvait rien. Alors le roi demanda au pharaon de lui envoyer une statue de Khonsou de Thèbes ; le dieu consulté répondit oui de la tête et par deux fois ; alors la statue, tout comme celle d’Ishtar l’avait été en Égypte, fut envoyée à Bakhtan par bateau puis en char. Tout de suite la statue guérit la princesse Bentresh, mais le démon mit une condition à son départ : qu’on lui offrît un grand repas où assisteraient la statue de Khonsou et le roi. Ainsi fut fait et l’on n’entendit plus parler de lui. Mais le prince ne voulait plus se séparer d’un tel palladium2. Lorsque le dieu, las d’être ainsi exilé lui ordonna en songe de le renvoyer en son temple, il revint donc dans son sanctuaire, chargé des dons les plus précieux : son absence avait duré dix ans. Son temple, isolé des autres édifices de Karnak, est un bel exemple des temples du Nouvel Empire : cour à portiques, salle hypostyle, sanctuaire entouré d’annexes réservées au culte ou au dépôt d’objets sacrés. Le grand prêtre d’Amon, Hérihor3, presque aussi puissant que le roi, avait fait établir sur ses pylônes de très beaux bas-reliefs fort intéressant pour l’histoire du culte. On y remarque entre autres, la procession des barques sacrées de la triade thébaine, la barque d’Amon Ouser Hâpi grande et belle, chargée du naos renfermant l’image divine avec tout son appareil de mâts, d’obélisques et d’enseignes des nomes. Le roi lui-même, le grand prêtre Hérihor et le haut clergé se tiennent debout sur la nef qui vogue remorquée par d’autres barques. 2 De Pallas, bouclier, sauvegarde. 3 Hrihorou, qui fut aussi roi de Thèbes. Sous la frise de la corniche, des inscriptions au nom d’Hérihor et des banderoles s’ornent encore des traces des trois couleurs dont elles étaient teintes : le rouge, le bleu et le vert. Un vautour plane au-dessus de la grande porte et le « premier prophète » d’Amon, Siamon Hérihor (de la XXIe dynastie) s’y vante d’avoir restauré le grand pylône d’Amon et achevé le temple de « Khonsou, bon de repos en Thèbes ». Tout près du temple, s’élève une petite construction rectangulaire consacrée par Ptolémée IX à Osiris Ounnofir et à la déesse Apet (Schepout), la Thouëris des Grecs. Ce temple avait en effet une double destination et les inscriptions l’appellent « le temple de la déesse Apet la Grande au côté gauche de Khonsou », mais aussi « le lieu où fut engendré Osiris » ou encore « le lieu de l’enfantement », car il s’élève sur un des tombeaux d’Osiris. Il était donc destiné à commémorer le grand événement mythologique de la naissance de l’Osiris thébain Ounnofir et l’on comprend ainsi la part faite à la déesse. Apet était représentée sous les traits d’un hippopotame femelle aux seins pendants, une sorte de mortier posé sur une tête de lionne, debout sur des jambes courtes et s’appuyant sur deux nœuds mystiques appelés taît4. Le culte de la déesse dura depuis la période saïte jusqu’à une très basse époque, comme le prouvent les bas-reliefs que l’empereur Auguste fit sculpter à l’extérieur de la chapelle de Karnak. Dans la grande salle, deux colonnes à campane5, de papyrus épanouis, surmontés de dais hathoriques6 soutiennent des plafonds ornés de vautours aux ailes éployées, ainsi que le dessus des portes garnies d’uræus, marquent que l’édifice est consacré à une déesse. Au fond, c’est le sanctuaire avec la niche centrale où se dressait l’image de la déesse que les bas-reliefs nous représentent identique à la belle statue de schiste verdâtre possédée par le musée du Caire et qui fut trouvée près d’ici à l’époque de Mariette. Non loin de là, un puits sacré, soigneusement scellé par deux tables superposées, s’ouvrait au-dessous du sanctuaire d’Apet et devait contenir la relique d’Osiris. 4 Tit sur une ceinture rouge. 5 Ornement sculpté en forme de cloche. 6 Comprenant le disque solaire et deux cornes.

Chapelle et puits sont le propre du dieu Osiris Ounnofir « Osiris, l’être bon » et se superposent vraisemblablement à l’endroit précis marqué par la tradition comme étant le lieu de l’ensevelissement et de la renaissance de l’Osiris thébain. Au nord de l’enceinte d’Amon à Karnak, se trouve une plus petite celle de Montou7, dieu guerrier à tête de faucon de l’ancienne Thèbes et qui se signale par une grande porte d’entrée et une allée de béliers en partie ruinée.

Le culte du dieu Montou semble originaire d’Hermonthis, situé au sud de Karnak. Établi depuis longtemps dans la Thébaïde, où il occupait le troisième rang dans la trinité locale, il fut très vénéré dans l’Égypte entière jusqu’à la fin de la XVIIe dynastie. Ce fut au cours de la suivante que Khonsou prit sa place de dieu-fils. Une nouvelle triade fut alors constituée par Montou-Râ-Saoui, la déesse épouse du dieu et Horus l’Enfant. Montou était le plus généralement représenté avec une tête d’homme ou de faucon, mais on le trouve aussi avec une tête de taureau, et les bas-reliefs nous le montrent, coiffé des deux plumes droites et du disque solaire comme Amon-Râ. Montou était un vaillant guerrier auquel les pharaons victorieux aimaient à se comparer quand ils écrasaient leurs ennemis. Son culte paraît avoir porté la vénération des fidèles sur un taureau vivant ou sur une statuette du même animal qui servaient d’intermédiaires entre l’homme et le dieu. Les inscriptions le nomment Montou-Râ, seigneur de Thèbes, taureau de l’année, muni de ses deux cornes. On sait d’ailleurs que trois taureaux sacrés étaient vénérés en Égypte : l’Apis noir et blanc de Memphis, le Mnévis entièrement noir d’Héliopolis et le Boukhis blanc, tête et poitrail noirs honoré à la basse époque à Hermonthis. Un quai s’érigeait sur la berge d’un canal qui réunissait la demeure du dieu à celle d’Amon et au temple de Médamoud, consacré lui aussi à Montou et au taureau sacré. Les scènes représentées sur les linteaux de la grande porte du nord nous montre Ptolémée Philopator offrant des présents au dieu Montou et une curieuse légende est attachée à cette porte que les gens de Karnak appellent « porte de l’esclave ». À la nuit tombante, un grand nègre aux yeux brillants se tient auprès d’elle, guettant le passant attardé et crédule ; un trésor fabuleux est là dit-il, qu’il ne peut porter à lui seul ; il demande un peu d’aide. 7 Littéralement, « celui qui ligote » (les ennemis). L’entrée s’ouvre à main droite de la porte, et confiant, notre homme pénètre à la suite de son guide dans un profond souterrain. L’or y est amassé par monceaux : vite il en prend sa charge et remonte lourdement, quand tout à coup, le nègre se dresse devant lui et exige le mot magique de sortie. L’homme affolé et tremblant l’ignore. Tout aussitôt, la muraille se referme sur lui et l’écrase aux éclats de rire du nègre, et les passants se hâtent en serrant leur nabout (bâton) en invoquant Allah, ou bien ils font un détour. *** VIII - Le mystérieux culte du dieu Ptah1 Il y a trois dieux, chante l’hymne conservé dans le papyrus de Leyde, « Il y a trois dieux : Amon, Râ et Ptah et ils sont au-dessus de tous. D’Amon, le nom est caché, Râ est la tête et Ptah le corps ». Thèbes, Héliopolis et Memphis, leurs villes sur la terre sont éternelles. Le messager descend du ciel : Ptah, d’Héliopolis l’entend, le répète à Memphis où la lettre est écrite par Thot en caractères hiéroglyphes, elle est expédiée à la ville d’Amon qui donne la réponse. De Thèbes vient la sentence : « Qu’il meure, qu’il vive, tous sont sous sa puissance ». « Il n’y a qu’Amon, Râ et Ptah, eux trois ensemble ! ». Ptah « le dieu au beau visage », « le maître de la coudée », « le maître de la vérité » ainsi que le qualifient les inscriptions, était le patron des artisans et des artistes, puisque maçon et fondeur de son état, il avait modelé et fondu le monde et les hommes, ce qui le fit identifier à Héphaïstos par les Grecs. Premier roi des dynasties divines qui régnèrent sur l’Égypte, il resta le grand dieu de Memphis (nouvelle capitale après celle de This). Son temple était situé au sud de la ville, aussi est-il souvent qualifié de « Ptah qui habite au sud de sa muraille », et c’est sous ce vocable qu’il était honoré dans le sanctuaire de Karnak. Représenté momifié, les mains tenant un sceptre2, une croix ansée ou un dad, il était coiffé d’une sorte de bonnet sur lequel un scarabée personnifiait le soleil naissant, debout sur la coudée sacrée qui lui avait servi à construire le monde, ou assis sur un trône, son costume et ses attributs restent les mêmes. Le taureau Apis, son image vivant sur terre, était vénéré dans l’une des cours du temple de Memphis et rendait ses oracles en acceptant ou en refusant la nourriture que lui offraient les suppliants. Sekhmet ou Sakhît « la déesse des combats » était l’épouse de Ptah, et à la fin de l’époque saïte, on leur reconnut le sage Imhotep3 pour « fils ». 1 Ptah Taténen « pierre soulevée ». 2 Ouas. 3 Ministre du pharaon Djoser de l’Ancien Empire (2780-2400), grand-prêtre d’Héliopolis, assimilé par les Grecs à Asclépios.

Cet Imhotep, protecteur des sciences, dieu de la médecine, était un scribe de la IIIe dynastie que les Memphites avaient divinisé, comme plus tard les Thébains le firent d’Amenhotep, fils d’Hapou, scribe du temps d’Aménophis III. Ptah et sa famille, qui pouvaient s’enorgueillir d’un culte ancien et de temples superbes, n’étaient plus cependant à Thèbes même.

Au Nouvel Empire, Ptah ne sera qu’une divinité vivant à l’ombre du tout puissant Amon. Comme les autres dieux vénérés dans la vallée du Nil, il avait à Karnak son temple et sa « statue de millions d’années », son mobilier sacré et son collège de prêtres qui veillaient au service divin et aux offrandes. Son rang était fixé dans la grande Ennéade et dans les processions solennelles, mais il n’était qu’un figurant de la suite divine. Quoique de modestes dimensions, la chapelle de Ptah possède tous les éléments constitutifs des plus grands temples. Dans la salle hypostyle, trois piédestaux de granit rose servaient au dépôt des offrandes ou peut-être des barques processionnelles, les chapelles du sanctuaire étant trop exiguës pour les recevoir. Les statues saintes de la trinité memphite se trouvaient dans les trois sanctuaires : au centre, Ptah, dont la statue mutilée conserve encore belle allure dans l’ombre de son asile. Enveloppé dans sa gaine funéraire et assis, un personnage, le roi sans doute, est accroupi devant lui en adoration, Ptah tient le dad représentant soit un tronc d’arbre ébranché, soit les quatre colonnes superposées qui soutenaient les quatre points du ciel. Cependant il ne règne pas ici en maître, car aux murs, les bas-reliefs le représentent derrière Amon, le grand dieu de Thèbes, accompagné de Khonsou et d’Hathor. Dans le sanctuaire du sud, sous une lumière magique venant d’en haut, surgit « l’ogresse de Karnak », celle que les habitants voisins accusent de dévorer les jeunes enfants. Taillé dans le noir granit, le disque solaire et l’uræus royal en tête, Sekhmet sort de l’ombre, avance. De sa gueule de lionne terrible, les rugissements vont s’échapper. Elle marche, des ombres passent sur sa face, une main crispée sur l’emblème de la vie, comme pour la briser, et de l’autre tient le long sceptre à fleurs épanouies, symbole des déesses. Identique aux statues de Sekhmet debout du temple de Mout, il est vraisemblable qu’elle fut introduite ici, dès l’Antiquité. Cependant on peut s’étonner de la retrouver dans un sanctuaire dédié à Hathor. D’ailleurs, une autre tête de Sekhmet fut aussi découverte près de la statue de Ptah dans le sanctuaire central. Quoi qu’il en soit, Sekhmet ou Hathor, la pièce est admirable sous cet éclairage impressionnant restitué de l’antique. *** IX - La triade memphite1 Dans cette triade, le personnage central est Ptah, constructeur du monde qui tient le sceptre devant lui. Sekhmet, son épouse est coiffée du disque solaire dont elle personnifie la chaleur desséchante : leur fils Nofirtoum, coiffé d’une fleur de lotus, est le soleil du matin sortant des marais. Sekhmet protège tout particulièrement les peuples du Nord, ceux qui ont la peau blanche, alors qu’Horus éprouve une prédilection pour les nègres d’Éthiopie. Le dieu Ptah, personnification du Nil, était le dieu de Memphis et du Delta : son importance décrut lorsque les pharaons transportèrent à Thèbes leur capitale. Le scarabée lui est consacré. Sur la place où s’éleva Memphis, veille maintenant un sphinx en albâtre qui, au milieu des troupeaux, rêve aux splendeurs passées. Cette statue peut être attribuée à la VIIIe ou IXe dynastie. Il est en très bon état de conservation. Il fut découvert en 1942. Long de huit mètres et haut de quatre mètres trente, il pèse quatre-vingts tonnes : c’est le plus grand des sphinx transportables que l’on connaisse. À la Basse époque, 1085-332, le pharaon Apriès, successeur de Psammétique II, après avoir repousser le grand roi de Chaldée assis sur le trône de Babylone, paracheva l’œuvre de ses ascendants. Psammétique 1er, fondateur de la XXVIe dynastie, ayant libéré l’Égypte du joug des Assyriens et fait l’unité du double royaume, avait relevé ses ruines, creusé un nouveau serapeum pour les Apis défunts, rétabli Thèbes et ses temples et donné l’essor à un art renaissant. Ce fut ce prince qui vérifia l’oracle de Ptah prédisant que celui qui régnerait sur les deux Égyptes2, aurait fait les libations rituelles dans une coupe d’airain et commandé à des hommes d’airain sortis de la mer. À cette époque, l’Égypte n’était plus qu’une province assyrienne que trois années durant, Assurbanipal avait ravagée et rançonnée à merci. Les principaux d’entre les petits rois d’Égypte, dont les rivalités avaient causé la perte de la nation, s’allièrent au nombre de douze pour chasser l’envahisseur. 1 Memphis est la forme grecque de celle, populaire, Menfi, tirée du nom antique Mannofir, « le port du bon » (Phtah). Premier nom du nome du Delta. 2 Double-Pays pour les anciens Égyptiens. Périodiquement, les douze se rassemblaient dans le temple de Ptah à Memphis et avant chaque conseil, ils faisaient des libations devant la statue de la divinité et ils se servaient pour cela de coupes d’or enfermées dans un recoin secret du temple. Or un jour, il advint qu’une coupe manquât, un voleur l’ayant dérobée et le douzième, Psammétique, n’en eut point. « Qu’à cela ne tienne, dit ce roi sans arrière-pensée, nous ne pouvons pour cela retarder une délibération urgente », et comme il était armé et casqué, il prit son casque d’airain de sur sa tête et y versa le vin, puis il but dans ce récipient improvisé, après avoir répandu aux pieds de la statue quelques gouttes traditionnelles. Alors l’oracle leur revint à l’esprit et l’un dit : « Notre frère, vient d’accomplir un geste qui doit le rendre suspect, il lui faut se retirer dans les marais du Delta avec défense d’en sortir ». Psammétique, le cœur ulcéré, obéit à cet ordre d’exil. Or un jour, un de ses serviteurs vint, tout effrayé, le prévenir que des hommes d’airain avaient abordé le rivage. Psammétique s’y rendit et reconnut des pirates ioniens et cariens. Il rentra en rapport avec eux et les enrôla à son service. Avec leur appui, il marcha contre ses anciens rivaux et après qu’il les eut réduits à l’état de vassaux, il réunit leurs troupes aux siennes et chassa définitivement les Assyriens. La XXVIe dynastie régna désormais sur les deux royaumes et l’oracle de Ptah était accompli.

Les premiers pharaons de la Basse époque, originaires de Bubastis, n’avaient pas établi leur capitale à Thèbes où l’autorité royale était tenue en échec par les prêtres d’Amon. Ils s’étaient retirés à Memphis ou à Bubastis leur patrie. Ils s’intitulaient toujours princes de la Haute et de la Basse-Égypte, rois de la terre entière. Dans les temples, ils s’entretenaient avec les dieux leurs aïeux ; ils offraient les sacrifices rituels ; célébraient le culte d’Apis, le taureau noir sacré, incarnation d’Osiris et de Ptah, sur le dos l’image d’un vautour et sur la langue celle d’un scarabée. Ils présidaient à l’intronisation d’Apis dans le temple de Ptah et à son ensevelissement dans le serapeum de Memphis. Mais en dehors des villes du Delta, personne ne les écoutait et refusait de payer l’impôt.

Quand s’éteignit, sans gloire, cette dynastie bubastite, une autre s’éleva à Tanis3 qui fut la XXIIe, puis elle disparut à son tour et fut remplacée par les pharaons issus de Saïs qui se firent remarquer par leur vaillance. Les quelques roitelets qui se partageaient la vallée du Nil, craignant pour leurs royaumes, se tournèrent vers Napata4 la capitale de l’Éthiopie, et s’allièrent au roi Piankhî qui envahit l’Égypte où il établit un empire sur lequel ses descendants régnèrent et constituèrent la XXVe dynastie dite la dynastie « éthiopienne ». 3 Tanis n’est autre que l’ancienne Avaris, capitale des Hyksôs qui occupèrent l’Égypte pendant près de deux siècles. Y furent découverts les trésors royaux par Pierre Montet en 1940. 4En Nubie soudanaise, le pays Koush. *** X - La démonstration de l’accès au Paradis Depuis le temps de la monarchie memphite, une révolution, à la fois religieuse et sociale, s’est accomplie. Elle fut décelée par la comparaison des formules destinées à servir aux morts de viatique lors du passage dans l’autre monde, telles qu’aux deux époques, elles ont été gravées, les unes sur les sarcophages à l’époque thébaine, les autres dans les pyramides memphitiques. À l’origine, seul le pharaon était assuré d’une immortalité divine, et seul il bénéficiait des rites l’identifiant aux dieux et particulièrement à Osiris. Peu à peu, en accordant un tombeau dans ses nécropoles aux membres de sa famille d’abord, puis aux grands fonctionnaires, le pharaon leur avait fait partager ce privilège mais la masse du peuple en était exclue. L’affaiblissement de la royauté par l’apparition sur le sol d’Égypte de « princes des nomes » entraîna une usurpation des privilèges d’outre-tombe, d’autant que ces chefs étaient souvent prêtres de leur dieu local. Comme tels, il leur eut paru intolérable d’être privés des avantages accordés aux membres de la famille royale, et bientôt, ils avaient à leur tour concédé les mêmes privilèges aux membres de leur propre famille. Il s’était ainsi constitué une oligarchie qui, se partageant le pays et les attributions des rois, s’octroyait aussi les mêmes droits qu’à la survie divine. Enfin, dans la période troublée qui précéda le triomphe des Thébains, on avait vu les petites gens du peuple et de la classe moyenne demander, elles aussi, l’accession aux droits religieux et aux droits politiques qui en découlent. Maintenant, dans toutes les nécropoles, les morts les plus humbles se proclament des « Osiris justifiés ». Leur stèle porte la formule de l’offrande royale et l’on voit que, dans l’autre monde, ils ressuscitent avec les titres, les attributs, le costume d’un pharaon. Comme lui, ils s’assimilent aux dieux. La « mort royale » n’est plus un privilège ; elle est accordée à tout Égyptien ; il n’est point nécessaire d’avoir une tombe luxueuse, un simple nom tracé sur un fragment de vase en argile ou sur une tablette de bois avec la qualification « Osiris justifié », « maître de beauté », suffit pour garantir dans l’autre monde, la jouissance des offrandes divines et l’accès au rang de dieu. Dès lors, les « répondants », ces statuettes d’Osiris, se rencontrent désormais dans les tombeaux les plus modestes. XI - Le déclin de la religion égyptienne

« Le Seigneur se fera connaître des Égyptiens et les Égyptiens, ce jour-là, connaîtront le Seigneur ».

Trois mille ans d’une vénération constante des morts avaient accoutumé les Égyptiens à considérer la vie comme une préparation à la mort et à la vie de l’au-delà. Les rites du jugement de l’âme et de la résurrection, précédant une vie éternellement heureuse, les avaient disposés à recevoir les enseignements de la doctrine chrétienne : elle venait plutôt confirmer les croyances antiques plutôt que les détruire. La pureté primitive du culte avait sombré depuis deux siècles par l’introduction des diverses doctrines grecques ou romaines qui avaient fait dégénérer les rites doctrinaires en ces Saturnales d’Isis ou de Sérapis, dont les villes du Delta, Canope et Bubastis en particulier étaient le centre. La Haute-Égypte, qui avait été dès les Lagides la citadelle des traditions nationales, devint à partir du IIIe siècle le centre du monachisme. Les saints ermites, fuyant la civilisation brillante et corrompue d’Alexandrie, peuplèrent les lisières désertiques du Haut pays : saint Antoine, saint Pacôme, Schnoudi d’Atripé et Sérapion y enflammèrent les vertus. Mais bientôt succédèrent aux jours heureux des premiers siècles de l’église d’Égypte, les grandes persécutions dirigées par les empereurs romains. La dernière, en 292, apporte la révolte de la Haute-Égypte et les coptes l’appellent « l’ère des martyrs ». En ce temps, un arianus, comte et préfet de l’Égypte, remonta vers le Sud, pourchassant les Chrétiens : quatre-vingt mille dit-on, périrent dans la seule nuit de Noël et le sol de la ville d’Émeh fut jonché de cadavres. Il s’arrêta devant Thèbes, fit faire des sacrifices et adorer les idoles. Les Chrétiens qui se refusèrent à abjurer leur foi furent suppliciés. Trois grands saints ont marqué leur nom dans le martyrologue local : Chanatone, Sophrone et Dalana. Le premier avait quitté l’armée et exerçait la médecine au profit des pauvres ; Sophrone était un jeune Syrien de la garnison thébaine et Dalana, une fille de haute extraction. Tous trois furent inhumés près du Nil, mais lorsque l’Égypte fut conquise par les musulmans, les saints chrétiens toujours vénérés, reçurent des noms arabes : Abou-ali-el, Magachgiche, Cheikh-el-Ouachi et Tharzah. Du sang de ces martyrs sortit bientôt une pléïade de chrétiens qui couvrirent bientôt toute la vallée du Nil. Pacôme, soldat des cohortes romaines, fut converti par Palémon, et saint Antoine, fut le grand apôtre d’Apis. Il mourut au milieu de ses frères et les coptes célèbrent le 3 mai, la fête « d’Amba Bagoûme » que la région vénère, et son couvent, rebâti vers 1840 à l’est du temple de Médamoud, est un lieu de pèlerinage très fréquenté. Les vestiges des édifices chrétiens étaient encore nombreux au siècle dernier et l’on retrouve des traces des églises à Louxor, Médinet-habou, Deir el-Medineh et Deir el-Bahari et les objets du culte assez nombreux exhumés des fouilles prouvent qu’une population chrétienne fort dense se groupait dans l’enceinte du grand dieu thébain. Puis, dès le XIIIe siècle, le silence retomba sur la thébaïde et le nom d’Apis même, disparut. ***