FANON, LE PSYCHANALYSTE DU COLONIALISME

Frantz Fanon

CITATIONS:    

"La violence qui a présidé à l'arrangement du monde colonial, qui a rythmé inlassablement la destruction des formes sociales indigènes, démoli sans restrictions les systèmes de références de l'économie, les modes d'apparence, d'habillement, sera revendiquée et assumée par le colonisé au moment où, décidant d'être l'histoire en actes, la masse colonisée s'engouffrera dans les villes interdites."

 

Frantz Fanon in "Les damnés de la terre"

DOIS-JE SUR CETTE TERRE, QUI DÉJÀ TENTE DE SE DÉROBER, ME POSER LE PROBLÈME DE LA VÉRITÉ NOIRE ?

DOIS-JE ME CONFINER DANS LA JUSTIFICATION D'UN ANGLE FACIAL ?

JE N'AI PAS LE DROIT, MOI HOMME DE COULEUR, DE RECHERCHER EN QUOI MA RACE EST SUPÉRIEURE OU INFÉRIEURE A UNE AUTRE RACE.

JE N'AI PAS LE DROIT, MOI HOMME DE COULEUR, DE ME SOUHAITER LA CRISTALLISATION CHEZ LE BLANC D'UNE CULPABILITÉ ENVERS LE PASSÉ DE MA RACE.

JE N'AI PAS LE DROIT, MOI HOMME DE COULEUR, DE ME PRÉOCCUPER DES MOYENS QUI ME PERMETTRAIENT DE PIÉTINER LA FIERTÉ DE L'ANCIEN MAÎTRE.

JE N'AI PAS LE DROIT NI LE DEVOIR D'EXIGER RÉPARATION POUR MES ANCÊTRES DOMESTIQUES.

IL N'Y A PAS DE MISSION NÈGRE ; IL N'Y A PAS DE FARDEAU BLANC.

JE ME DÉCOUVRE UN JOUR DANS UN MONDE OÙ LES CHOSES FONT MAL ; UN MONDE OÙ L'ON ME RÉCLAME DE ME BATTRE ; UN MONDE OÙ IL EST TOUJOURS QUESTION D'ANÉANTISSEMENT OU DE VICTOIRE.

JE ME DÉCOUVRE, MOI HOMME, DANS UN MONDE OÙ L'AUTRE, INTERMINABLEMENT, SE DURCIT.

NON, JE N'AI PAS LE DROIT DE VENIR ET DE CRIER MA HAINE AU BLANC.

JE N'AI PAS LE DEVOIR DE MURMURER MA RECONNAISSANCE AU BLANC.

IL Y A MA VIE PRISE AU LASSO DE L'EXISTENCE. IL Y A MA LIBERTÉ QUI ME RENVOIE A MOI-MÊME. NON, JE N'AI PAS LE DROIT D' ÊTRE UN NOIR.

UN SEUL DEVOIR. CELUI DE NE PAS RENIER MA LIBERTÉ AU TRAVERS DE MES CHOIX.

Officier durant la conquête de l'Algérie, le lieutenant-colonel de Montagnac écrit à Philippeville le 15 mars 1843 : « Toutes les populations qui n'acceptent pas nos conditions doivent être rasées. Tout doit être pris, saccagé, sans distinction d'âge ni de sexe: l'herbe ne doit plus pousser où l'armée française a mis le pied. Qui veut la fin veut les moyens, quoiqu'en disent nos philanthropes. Tous les bons militaires que j'ai l'honneur de commander sont prévenus par moi-même que s'il leur arrive de m'amener un Arabe vivant, ils recevront une volée de coups de plat de sabre. [...] Voilà, mon brave ami, comment il faut faire la guerre aux Arabes : tuer tous les hommes jusqu'à l'âge de quinze ans, prendre toutes les femmes et les enfants, en charger les bâtiments, les envoyer aux îles Marquises ou ailleurs. En un mot, anéantir tout ce qui ne rampera pas à nos pieds comme des chiens. »

Sources :

Lieutenant-colonel de Montagnac, Lettres d'un soldat, Plon, Paris, 1885, réédité par Christian Destremeau, 1998, p. 153 ; Alain Ruscio, Y'a bon les colonies, Autrement n° 144, Oublier nos crimes, avril 1994, p. 41.

Le nègre n'est pas. Pas plus que le Blanc.

Portrait-type d’un damné de la terre

Ce document est extrait d’un rapport établi par le docteur Frantz Fanon sur un patient arrêté et incarcéré pour outrage à la pudeur. Il renseigne sur le praticien et sur la détresse inhumaine d’un damné de la terre. Il parle de lui-même, son éloquence n’a besoin de nul commentaire.

Je soussigné, Fanon Frantz, médecin des hôpitaux psychiatriques, médecin-chef de service à l’hôpital psychiatrique de Blida-Joinville, commis par M. Bavoillot Roger, juge près le tribunal civil de Blida, à la date du ... octobre 1955, afin de procéder à l’examen mental de M. B. Ben Eddine Ben Ahmed, inculpé d’outrages publics à la pudeur, détenu à la maison d’arrêt de Blida...

B. est âgé de 45 ans. Il est célibataire, ne s’est jamais marié, il n’a jamais eu d’enfant. Il n’a jamais fréquenté l’école. Son père est décédé. Il était crieur public à Affrevile(1). En 1918 au cours d’une rixe il a été tué par erreur. Sa mère est morte d’une affection indéterminée. B. n’a pas de frère. Il semble, bien que les précisions manquent, qu’il ait deux sœurs :

la première R. mariée aurait un enfant.

la deuxième, moins âgée que lui, serait mariée et aurait un enfant.

Jusqu’en 1934, B. avait été ouvrier agricole. A 20 ans, il s’engage au 1er RTA(2). Il va à Fez au Maroc, où il reste deux ans. A 23 ans, il s’engage à Koléa au 9e RTA En 1938, il est renvoyé à Miliana où il reste démobilisé pendant trois mois. Il rengage en 1938 au 13e RTA à Metz. Il participe à la guerre 1939-1940. Il reste prisonnier pendant un an au Stalag PI(3). Puis, à partir d’un moment qu’il est difficile de faire préciser, il s’évade et est rapatrié sur l’Afrique du Nord. Mis en permission il rengage au 1er zouave(4). A l’Armistice, il est démobilisé. B. a donc passé de nombreuses années dans l’armée, puisque si nous faisons le décompte, il apparaît qu’il y est resté 12 ans. Il est vrai qu’il faut tenir compte de plusieurs années passées à la prison militaire. Depuis sa démobilisation en 1945, B. ne travaille pas, il dort n’importe où et vit de la mendicité. B. a un aspect déjà sénile... (Suit l’examen psychiatrique proprement dit). Et Frantz Fanon de conclure : B. n’est pas violent. Il n’est pas dangereux pour la sécurité des personnes mais il est évident que le processus démentiel, dont il est question, évoluant, on ne peut guère prévoir les réactions possibles de l’inculpé dans l’avenir. Mais surtout, il nous semble opportun d’entreprendre une thérapeutique chez ce malade encore jeune, c’est pourquoi nous conseillons l’internement.

Blida, le 13 décembre 1955

L'Algérie se dévoile

Le corps de la jeune Algérienne, dans la société traditionnelle, lui est révélé par la nubilité et le voile. Le voile recouvre le corps et la discipline, le tempère, au moment même où il connaît sa phase de plus grande effervescence. Le voile protège, rassure, isole. Il faut avoir entendu les confessions d'Algériennes ou analyser le matériel onirique de certaines dévoilées récentes, pour apprécier l'importance du voile dans le corps vécu de la femme. Impression de corps déchiqueté, lancé à la dérive; les membres semblent s'allonger indéfiniment. Quand l'Algérienne doit traverser une rue, pendant longtemps il y a erreur de jugement sur la distance exacte à parcourir. Le corps dévoilé paraît s'échapper, s'en aller en morceaux. Impression d'être mal habillée, voire d'être nue. Incomplétude ressentie avec une grande intensité. Un goût anxieux d'inachevé. Une sensation effroyable de se désintégrer. L'absence du voile altère le schéma corporel de l'Algérienne. Il lui faut inventer rapidement de nouvelles dimensions à son corps, de nouveaux moyens de contrôle musculaire. Il lui faut se créer une démarche de femme-dévoilée-dehors. Il lui faut briser toute timidité, toute gaucherie (car on doit passer pour une Européenne) tout en évitant la surenchère, la trop grande coloration, ce qui retient l'attention. L'Algérienne qui entre toute nue dans la ville européenne réapprend son corps, le réinstalle de façon totalement révolutionnaire.

"Il ne faut pas essayer de fixer l'homme, puisque son destin est d'être lâché.

La densité de l'Histoire ne détermine aucun de mes actes.

Je suis mon propre fondement.

Et c'est en dépassant la donnée historique, instrumentale, que j'introduis le cycle de ma liberté.

Le malheur de l'homme de couleur est d'avoir été esclavagisé.

Le malheur et l'inhumanité du Blanc sont d'avoir tué l'homme quelque part.

Sont, encore aujourd'hui, d'organiser rationnellement cette déshumanisation. Mais moi, l'homme de couleur, dans la mesure où il me devient possible d'exister absolument, je n'ai pas le droit de me cantonner dans un monde de réparations rétroactives.

Moi, l'homme de couleur, je ne veux qu'une chose :

Que jamais l'instrument ne domine l'homme. Que cesse à jamais l'asservissement de l'homme par l'homme. C'est-à-dire de moi par un autre. Qu'il me soit permis de découvrir et de vouloir l'homme, où qu'il se trouve.

Le nègre n'est pas. Pas plus que le Blanc.

Tous deux ont à s'écarter des voix inhumaines qui furent celles de leurs ancêtres respectifs afin que naisse une authentique communication. Avant de s'engager dans la voix positive, il y a pour la liberté un effort de désaliénation. Un homme, au début de son existence, est toujours congestionné, est noyé dans la contingence. Le malheur de l'homme est d'avoir été enfant.

C'est par un effort de reprise sur soi et de dépouillement, c'est par une tension permanente de leur liberté que les hommes peuvent créer les conditions d'existence idéales d'un monde humain.

Supériorité? Infériorité?

Pourquoi tout simplement ne pas essayer de toucher l'autre, de sentir l'autre, de me révéler l'autre ?

Ma liberté ne m'est-elle donc pas donnée pour édifier le monde du Toi ?

A la fin de cet ouvrage, nous aimerions que l'on sente comme nous la dimension ouverte de toute conscience.

Mon ultime prière :

O mon corps, fais de moi toujours un homme qui interroge ! "

Le monde colonisé

Le monde colonisé est un monde coupé en deux. La ligne de partage, la frontière en est indiquée par les casernes et les postes de police. Aux colonies, l'interlocuteur valable et institutionnel du colonisé, le porte-parole du colon et du régime d'oppression est le gendarme ou le soldat.

Dans les régions coloniales, le gendarme et le soldat, par leur présence immédiate, leurs interventions directes et fréquentes, maintiennent le contact avec le colonisé et lui conseillent, à coups de crosse ou de napalm, de ne pas bouger. On le voit, l'intermédiaire du pouvoir utilise un langage de pur violence.

L'intermédiaire n'allège pas l'oppression, ne voile pas la domination. Il les expose, les manifeste avec la bonne conscience des forces de l'ordre.

L'intermédiaire porte la violence dans les maisons et dans les cerveux du colonisé.

La zone habitée par les colonisés n'est pas complémentaire de la zone habitée par les colons. Ces deux zones s'opposent, mais non au service d'une unité supérieure. Elles obéissent au principe d'exclusion réciproque : il n'y a pas de conciliation possible, l'un des termes est de trop.

La ville du colon est ville en dur, toute de pierre et de fer. C'est une ville illuminée, asphaltée, où les poubelles regorgent toujours de restes inconnus, jamais vus, même pas rêvés.

Le pied du colon ne sont jamais aperçus, sauf peut-être dans la mer, mais on n'est jamais assez proche d'eux. Des pieds protégés par des chaussures solides alors que les rues dans leur ville sont nettes, lisses, sans trous, sans cailloux. La ville du colon est une ville repue, paresseuse, son ventre est plein de bonnes choses à l'état permanent. La ville du colon est une ville de blancs, d'étrangers.

La ville du colonisé, ou du moins la ville indigène, le village nègre, la médina, la réserve est un lieu mal famés. On y naît n'importe où, n'importe comment. On y meurt n'importe où, de n'importe quoi. C'est un monde sans intervalles, les hommes y sont les uns sur les autres, les cases les unes sur les autres. La ville du colonisé est une ville affamée, affamée de pain, de viande, de chaussures, de charbon, de lumière. La ville du colonisé est une ville accroupie, une ville à genoux, une ville vautrée. C'est une ville de nègres, une ville de bicots. Le regard que le colonisé jette sur la ville du colon est un regard de luxure, un regard d'envie. Rêves de possession. Tous les modes de possession :

s'asseoir à la table du colon, coucher sur le lit du colon, avec sa femme si possible. Le colonisé est un envieux. Le colon ne l'ignore pas qui, surprenant son regard à la dérive, constate amèrement mais toujours

sur le quivive : "Ils veulent prendre notre place." C'est vrai, il n'y a pas un colonisé qui ne rêve au moins une fois par jour de s'installer à la place du colon.

Dans une "Breizh" francisée devenue "Bretagne" et une Europe entière américanisée devenant une sorte d'"Euromérique", il est particulièrement judicieux de s'interesser à des hommes comme Frantz Fanon, Albert Memmi et bien d'autres.

Demain, dimanche 20 juillet, Frantz FANON aurait eu 83 ans, il est mort à 36 ans. Tragique fin prématurée de la remarquable destinée de ce fils adoptif de l’Algérie combattante. L’inlassable avocat des damnés de la terre : Frantz Fanon.

Le fringant jeune homme qui se présente ce matin du 29 novembre 1953 devant M. Boumati, directeur de l’hôpital psychiatrique de Blida-Joinville, vient de loin. Nulle pythonisse, aucun oracle n’aurait prédit à Casimir Fanon, fonctionnaire des Douanes, plutôt aisé, de Fort-de-France que l’un de ses six rejetons, plus précisément le troisième des garçons, celui qui se prénomme Frantz allait un jour embrasser la cause algérienne et devenir une figure hors du commun qui marquerait d’une empreinte profonde l’histoire de la décolonisation et la pensée politique du XXe siècle.

La vie de Fanon a commencé à se construire dans sa Martinique natale, comme celle de tous les gamins de l’époque qui, comme lui, avaient l’heur de jouir d’un certain confort social, donc à l’abri du besoin dans la sécurité d’un foyer familial douillet et chaleureux, entouré de l’affection des siens, mais loin d’être indifférent au sort peu enviable de ses voisins. Les biographes, qui ont épluché l’enfance et l’adolescence de Frantz Fanon et qui mentionnent que sa mère, Eléonore, était une métisse fille d’une Alsacienne et d’un Antillais, le décrivent comme un enfant volontiers chapardeur et raisonnablement jouette.

Néanmoins, ils ne signalent pas dans sa prime jeunesse des faits ou des événements susceptibles d’affirmer qu’il avait subi des agressions, pas même les quolibets ou des manifestations de « racisme ordinaire ». Si les ouvriers des exploitations ployaient encore sous le joug des héritiers des créoles, les békés, ces monarques, de ce qu’il désignera comme "la royauté du sucre", il est utile de rappeler que sous l’action conjuguée des luttes populaires et le combat politique de Victor Schoelcher, parlementaire français (1) du XIXe siècle, l’esclavage avait été aboli mais demeuraient le système, les usages et la terrible misère endémique. Les Antilles françaises étaient historiquement, un défi tragique à la raison, comme l’était, d’ailleurs tout le reste de l’empire.

A cet effet il écrira dans El Moudjahid (2) un article intitulé "Aux Antilles, naissance d’une nation ?", qu’il a consacré à la création de la Fédération des Indes occidentales (ex-Antilles britanniques) dans lequel il relève : "Face à la puissance extraordinaire des planteurs blancs, l’abolition de l’esclavage au XIXe siècle se révéla-t-elle inefficace à provoquer l’amélioration réelle de la situation des travailleurs noirs. Ceux-ci durent rester ouvriers agricoles sur les plantations et, encore aujourd’hui, leurs misérables cases voisinent la luxueuse maison du planteur." Sa rencontre, encore adolescent, avec Marcel Manville (3), Antillais comme lui, autre figure amie, familière de la révolution algérienne, semble avoir marqué le jeune Frantz, au point d’être soulignée par tous ceux qui ont eu à s’intéresser à son itinéraire.

Il devait avoir une quinzaine d’années, c’est-à-dire au début de la Seconde Guerre mondiale. Cette amitié aura pour pivot le poète et professeur de philosophie, Aimé Césaire (4) un des cofondateurs du mouvement de la négritude (5). Evoquant cette période, Manville parlera de « deuxième naissance ». Mais il y avait la guerre et son corollaire : l’aggravation de la misère, l’exacerbation de la ségrégation et de l’intolérance. Fragiles et vulnérables, les populations indigènes seront les premières à pâtir de la situation créée par le conflit.

La faim, les disettes, le rationnement, l’équivalent chez nous en Algérie des années du ticket ou du bon d’alimentation. En 1943, il quittera la maison familiale avant de s’engager en 1944 avec son ami Manville comme volontaire alors que la révolte grondait en Martinique contre les pétainistes. C’est de cette époque que date sa première rencontre avec cette terre qui allait devenir la sienne un peu moins de dix années après, l’Algérie. Il est, en effet, affecté dans une école d’officiers à Béjaïa où il aura un avant-goût de la situation dans laquelle pataugent les indigènes. Il gagnera ensuite Oran avant d’embarquer avec les forces françaises libres d’Afrique du Nord vers ce qui était la métropole où il fait toute la campagne depuis Toulon jusqu’en Alsace, pays de sa grand-mère maternelle. Il sera blessé.

Cette période d’action sera également celle de la désillusion du jeune idéaliste qui avait quitté, un an auparavant, le confort de son adolescence et les certitudes de la grandeur de son combat. Dans son remarquable portrait de Frantz Fanon, Alice Cherki (6) reprend les termes d’une lettre adressée à sa famille dans laquelle il observe : « Un an que j’ai laissé Fort-de-France. Pourquoi ? Pour défendre un idéal obsolète (...). Je doute de tout, même de moi. Si je ne retournais pas, si vous appreniez un jour ma mort face à l’ennemi, consolez-vous, mais ne dites jamais : il est mort pour la belle cause (...) ; car cette fausse idéologie bouclier des laïciens et des politiciens imbéciles, ne doit plus nous illuminer.

Je me suis trompé ! Rien ici ne justifie cette subite décision de me faire le défenseur des intérêts du fermier quand lui-même s’en fout. » Les jours qui allaient suivre la victoire des Alliés sur le nazisme allaient conforter le jeune Fanon, récipiendaire de décorations, de même que son ami Manville, dans ses nouvelles convictions et ancrer pour toujours ce sentiment amer que quelles que soient sa vaillance, son intrépidité, sa hardiesse, il sera toujours le second du Blanc. On évalue aisément la mesure de sa déception quand on songe qu’il répondait, juste avant qu’il ne s’engageât, à ses professeurs, sceptiques qui soutenaient que cette guerre est une guerre de Blancs : "Chaque fois que la dignité et la liberté de l’homme sont en question, nous sommes concernés, Blancs, Noirs ou Jaunes, et chaque fois qu’elles seront menacées en quelque lieu que ce soit, je m’engagerai sans retour."

Mais cette douloureuse meurtrissure mentale n’altérera jamais ses sentiments antinazis ou antifascistes. Il a vingt ans, lorsque s’achève la guerre et qu’il rejoint, après une traversée pénible, sa ville natale dans un rafiot aménagé en négrier, pour "les héros" qui reviennent de la guerre. Il aura tout le loisir de ruminer, mais de contenir courageusement, avec longanimité, sa colère contre tous ces gestes discriminatoires, ces regards méprisants sinon condescendants et pis encore, l’indifférence à sa personne humaine, au combat qu’il vient de livrer contre le racisme et l’injustice. Le sourire des jeunes filles qui ornaient les artères de la ville portuaire de Toulon qu’il venait de quitter n’était pour eux les Antillais ou les autres, Africains du Nord et du Sud-Sahara. Il reprendra le cœur lourd, sans rien laisser transparaître, sinon dans ses écrits quelques années plus tard, le chemin des études.

Ses biographes notent que c’est à cette époque qu’il se pique d’écriture au contact de son professeur Aimé Césaire qui influencera ses premiers textes, particulièrement Peau noire et masques blancs. Il fera également, durant cette période, ses premiers pas en politique puisqu’il milite pour la candidature de Césaire au Parlement. En 1946, le bac en poche, il se rendra en France, plus précisément à Lyon où il s’inscrit en fac de médecine et en fac de lettres pour un diplôme de philosophie, c’est là qu’il rencontrera celle qui allait devenir son épouse : Josie, également étudiante en lettres. Sa vie d’étudiant sera marquée, rapportent ses biographes, par une formidable boulimie intellectuelle. Insatiable, éclectique, il ingurgite tout ce qu’il rencontre et s’essaie à tous les genres littéraires y compris le théâtre et le journalisme où il excellera dans El Moudjahid quelques années plus tard. Ses études de médecine l’amènent à s’intéresser à la psychiatrie.

Il obtient un diplôme de médecine légale et de pathologie tropicale avant de se spécialiser en psychiatrie tout en passant une licence de psychologie. Après avoir été interne à Saint Alban en Lozère (France), dans le service du docteur Tosquelles, émigré espagnol, républicain, antifranquiste, pionnier d’une nouvelle psychothérapie qui va considérablement influer sur Frantz Fanon, il présente le concours du médicat des hôpitaux psychiatriques. Josie son épouse indique qu’il souhaitait être "nommé en priorité chez lui en Martinique ou à défaut au Sénégal. Il écrira dans ce sens à Léopold Sédar Senghor. Mais il a également postulé pour l’Algérie." Une de ses premières études, qui sera publiée par la revue Esprit en 1952, sera consacrée au "Syndrome nord-africain".

Alice Cherki, psychiatre et psychanalyste, explique que "cet article n’est pas une description clinique d’une maladie qui serait spécifiquement nord-africaine, comme le voudrait l’esprit de l’époque. Mais une extraordinaire interrogation sur le rejet et la chosification d’un autre baptisé "bicot", "bougnoule", "raton", "melon". Il met en évidence l’attitude raciste et rejetante du corps médical français devant un patient nord-africain qui se présente avec sa douleur"... 1952, c’est également l’année de Peau noire et masques blancs, son premier livre. "Nous n’étions pas encore mariés, témoigne Josie Fanon. "Nous étions étudiants... il dictait. C’est-à-dire qu’il me dictait. Il marchait de long en large, comme un orateur qui improvise ce qui explique le rythme de son style, le souffle qui traverse de part en part tout ce qu’il a écrit." C’était quelques mois avant son affectation et son arrivée à l’hôpital psychiatrique de Blida-Joinville.

Notes :

1- Homme politique français (1804-1893). Député de la Guadeloupe et de la Martinique. Il contribua à faire adopter le décret sur l’abolition de l’esclavage dans les colonies en 1848.

2 - Voir El Moudjahid n° 16 du 15 janvier 1958.

3 - Avocat, militant de la première heure de la cause algérienne. Ami d’enfance de Frantz Fanon. En décembre 1998, alors qu’il plaidait pour les victimes du 17 octobre 1961, il s’est écroulé en plein tribunal dans l’indifférence de la presse nationale.

4 - Poète, philosophe, dramaturge et homme politique antillais (La Martinique 1913). Ce révolté, descendant d’esclaves est un des plus remarquables poètes de son temps. Auteur notamment de Cahier d’un retour au pays natal (1939), Soleil cou coupé (1948), Cadastre (1961) Une saison au Congo (1965) et d’une adaptation de la Tempête de Shakespeare dans laquelle il s’exclame : "Je pousserai d’une telle raideur le grand cri nègre que les assises du monde en seront ébranlées."

5 - Mouvement culturel qui s’est développé dans les années 1950 et 1960. Parmi ses défenseurs, on rencontre entre autres, Léopold Sédar Senghor, de l’académie française, ancien président du Sénégal. Ce mouvement a été fortement critiqué lors du symposium qui s’est tenu lors du premier Festival culturel panafricain d’Alger en juillet 1969. Wolé Soyinka écrivain nigérian, prix Nobel de littérature disait à ce propos que "le tigre ne se soucie pas de sa tigritude, il saute sur sa proie".

6 - Psychiatre et psychanalyste, née à Alger. Militante de la cause nationale. Amie de longue date de Frantz Fanon avec lequel elle a travaillé, tant à Blida que plus tard à Tunis.

Frantz Fanon