L'écrivain journaliste, essayiste Guillaume FAYE a publié un livre: "La colonisation de l'Europe". De quelle colonisation parle-t-il? Pouvons nous vraiment parler de "Colonisation de l'Europe?... La vocation nationale bretonne, anticolonialiste de Kêrvreizh, depuis 1938 nous oblige à nous pencher sur cette histoire du colonialisme français. Il a sévit en "Breizh" jusqu'à faire de notre nation, une région, une province française, une "Bretagne", un pays totalement francisé, comme son nom l'indique...

Yann-Ber TILLENON. 

Le 9 avril 1955, François Mauriac, qui n’avait rien d’un extrémiste, malgré ses engagements assumés contre les brutalités coloniales, écrit dans son fameux Bloc-notes : « Le désastre indochinois n’est pas digéré, voilà le premier fait. Il existe un cadavre quelque part, dont toute la vie politique française se trouve empuantie et que les assassins cherchent à faire disparaître sans y être encore parvenus. » [3].

Remplaçons indochinois par colonial, franchissons un demi-siècle, et nous aurons une image de l’état du débat français en ce début de XXI è siècle.

Le cadavre du colonialisme empuantit toujours l’atmosphère

Une entreprise de réhabilitation de ce système est à l’œuvre. Le clan des réactionnaires, nostalgériques, anciens baroudeurs des guerres de décolonisation a (re)commencé un travail patient et multiforme. Nous nommerons ses sectateurs les glorificateurs coloniaux. Et, faute de vocabulaire existant, nous nous permettrons de proposer les néologismes plus forts encore de réhabilitateurs, de aspects-positifateurs.

Pour que les choses soient claires d’emblée, précisons que nous n’incluons nullement dans nos dénonciations les historiens avec lesquels nous avons eu, avons et aurons des débats, souvent vifs, des désaccords, parfois des polémiques. Ces collègues sont des chercheurs affirmés, qui arrivent à des conclusions que nous contestons, mais qui appliquent les règles habituellement reconnues dans notre profession. Ils méritent des réponses argumentées, non des invectives, non des appels à la censure… et encore moins des recours aux tribunaux.

Ceci étant souligné une fois pour toutes, revenons à nos réhabilitateurs.

Ils ont (re)commencé un travail, avons-nous écrit. Et nous avons pris soin de placer le “re” entre parenthèses. Car, en fait, ce travail de sape n’a jamais cessé. Le fait nouveau est qu’il a porté ses fruits, qu’il a, pourquoi le nier, profité de notre torpeur, de notre désarroi parfois devant les errances d’un tiers-monde que nous avions magnifié – ce pluriel s’appliquant à notre courant d’idées, toutes générations confondues –. Persuadés d’aller dans le sens de l’Histoire, nous nous étions endormis sur nos lauriers. Le réveil a été brutal.

Nos adversaires ont réussi le tour de force de faire passer un appareil idéologique des années 30-40-50 du siècle passé comme une nouveauté, de s’imposer comme des interlocuteurs, porteurs d’une certaine vérité, une parmi d’autres, peut-être, mais une vérité. La loi du 23 février 2005 a été la manifestation la plus éclatante de cette offensive. Mais cette loi n’a pas été un épiphénomène, un épisode clos après la décision présidentielle de renoncer au trop fameux article 4. Qui pourrait sérieusement contester que le faisceau de faits que l’actualité charrie depuis quelques années – du discours sarkozyste (racaille et moutons égorgés dans les baignoires) aux risettes aux anciens OAS (dont bien des électeurs lepénistes), en passant par le retour frêchien à la classification hommes / sous-hommes – est une coïncidence ? Nous sommes d’autant plus amenés à nous interroger que ce courant est désormais international (Italie, Belgique, Royaume-Uni…).

Nous nous considérons en état de légitime défense. Qui pourrait dénier à ceux qui tiennent pour acquis une certaine critique radicale du colonialisme le droit de riposter ?

Ce droit… est un devoir. Nous le devons, d’abord, aux peuples injustement agressés dans leur mémoire, comme ils le furent naguère dans leur chair. Nous le devons à nos aînés, les intellectuels anticolonialistes, les Paul Mus, les Pierre-Henri Simon, Charles-André Julien, Jean Dresch, Madeleine Rebérioux, André Mandouze, Pierre Vidal-Naquet, Jean-Pierre Vernant [4]. Et nous le devons à l’établissement des faits. Rien que cela.

Ce que nous avons nommé Faisceau de faits ne provient certes pas du travail d’un chef d’orchestre clandestin (vision policière de l’Histoire), mais est significatif d’une réelle convergence idéologique : esprit de revanche d’anciens militaires coloniaux refusant le sort des armes et invoquant la trahison de l’arrière, de nostalgiques de l’Algérie française encouragés et cautionnés par le clientélisme électoral ; position de défense de certains cercles du pouvoir cherchant à éviter ou à atténuer les effets d’un grand déballage mettant en évidence la continuité des politiques françaises à l’endroit des ex-colonies (Françafrique et scandale d’une éventuelle complicité de génocide au Rwanda des plus hautes autorités militaires et politiques) ; plus généralement, en Occident, tendance à l’auto-justification pour permettre la poursuite de politiques d’ingérence à façade humanitaire (la mission civilisatrice sous d’autres formes), nouvelle forme de développement du capitalisme mondialisé, du pillage de la périphérie pauvrissime par le centre développé…

Face à cette offensive, il nous paraît nécessaire de rappeler quelques acquis de la recherche historique en matière coloniale. Simplement, calmement. Et sans repentance. Car cette notion nous est radicalement et définitivement étrangère.

Remarquons pour commencer que le mot a été mis à la mode... par ses adversaires. Le procédé est rôdé : amalgamer des noms de bateleurs et de pamphlétaires et ceux de citoyens critiques, historiens ou pas, viser de préférence des cibles faciles puis se présenter comme raisonnables, nuancés. Ce mode de fonctionnement est assez fidèlement résumé par le Dossier de Marianne consacré au phénomène : « C’est une opération commando, une vaste entreprise de démoralisation, qui voit se répandre comme une traînée de poudre la mauvaise conscience et la mauvaise foi. ».

Une « vague de repentance », un « malaise dans l’identité historique », une « victimisation à outrance » s’abattent sur la France, écrit Philippe Petit dans l’article introductif [5]. Suit un article vantant, avec force citations, la « rationalité » de l’ouvrage médiatisé de Daniel Lefeuvre, Pour en finir avec le repentance coloniale [6], une interview de Pascal Bruckner, « Arrêtons de confondre l’ethnique et le politique », le tout contrebalancé, il est vrai, par un entretien avec Benjamin Stora.

Anti-repentance ! Que d’encre tu as fait couler ! Que de pages tu as noircies ! Les intellectuels les plus divers, du nostalgérique au souverainiste, de l’ex-communiste devenu républicaniste à l’ex-maoïste devenu bushiste, y sont allés de leur attaque (qu’ils nomment comme il se doit : défense). Le très réactionnaire Alain Griotteray avait ouvert le feu en 2001 avec Je ne demande pas pardon. La France n’est pas coupable [7] ; en 2006, ce fut un tir groupé : Paul-François Paoli, Nous ne sommes pas coupables.

Assez de repentances ! [8] ; Max Gallo, Fier d’être Français [9] ; Daniel Lefeuvre, déjà cité ; Pascal Bruckner, La tyrannie de la pénitence. Essai sur le masochisme occidental [10] …presque tous, soit dit en passant, publiés chez de « grands » éditeurs, et donc destinés à un large public, presque tous invités réguliers des médias, presque tous exposés honorablement sur les étals des libraires. Pour des auteurs qui mettent en avant leur courage intellectuel contre les modes, voire les « commandos » (dixit Marianne), sortes de Don Quichotte pourfendant le politiquement correct, il y a pire épreuve…

Mais, franchement, pour aboutir à quoi ? A force de ramener l’argumentaire de leurs adversaires à une caricature, nos auteurs enfoncent des portes ouvertes. Certains frisent le ridicule : « Il faut bien que quelqu’un monte sur le ring et dise : “je suis fier d’être Français” écrit Max Gallo. Qu’il réponde coup pour coup, du poing et du pied, à ceux qui, du haut de toutes les estrades, condamnent la France pour ce qu’elle fut, ce qu’elle est, ce qu’elle sera ». Ils veulent « que la France s’agenouille, baisse la tête, avoue, fasse repentance, reconnaisse ses crimes et, tondue en robe de bure, se laisse couvrir d’insultes, de crachats, heureuse qu’on ne la viole qu’en chanson et qu’on ne la brûle que symboliquement chaque nuit. » Et de demander que l’on réponde à ces accusations par… « la boxe à la française » [11].

Non, la lutte des idées n’est pas un ring de boxe. Vous avez perdu votre temps, messieurs… et vous avez fait perdre celui de vos lecteurs.

Soyons francs : nous avons un problème de communication avec ce mot. L’immense majorité des femmes et hommes qui ont combattu la loi de février 2005 le récusent [12]. Nous avons entendu cent fois Christiane Taubira lui régler son compte. Nous-mêmes le dénonçons catégoriquement depuis des années – et ici encore. Mais comment se faire entendre ? Comment ne pas se faire taxer de schématisme, à chaque fois, avec cet argument éculé : « Vous demandez la repentance ». Puisque les récusations polies n’ont, semble-t-il, pas été convaincantes, nous faisons ici appel à Cavanna.

Qui n’a pas la réputation d’être particulièrement bien élevé : « La repentance, forme suprême de l’hypocrisie. Mot immonde, mot hideux, mot de cureton honteux. Mot d’assassin impuni (et impunissable !) qui veut, en plus de l’impunité, le pardon de ses victimes pour la tranquillité de son âme. Repentance mon cul ! Démerdez-vous avec vos remords et vos autres petits inconforts, confessez-vous à votre curé habituel si c’est votre tasse de thé, mais ne venez pas nous faire chier, nous qui ne pouvons être que des victimes. Repentance... pouah ! » [13]

Nous ne demandons donc pas « que la France s’agenouille » (Max Gallo). D’abord, parce que nous pensons qu’il y a eu, face au phénomène colonial, des France. Dont une n’a pas adhéré aux valeurs dominantes. Des contemporains des événements ont appelé un chat un chat, et un crime un crime, des intellectuels, des politiques ont résisté à l’air du temps...

Mais oui, nous demandons, oui, nous exigeons que l’Etat français reconnaisse les préjudices que le système a mis en place entre les premières déportations négrières et la décolonisation – plus de trois siècles – . Nous prenons au mot le Président de la République lorsqu’il affirme, à l’intention des autorités d’Ankara, que « tout pays qui reconnaît ses erreurs se grandit ». Nous avons la conviction qu’une telle mise au point par un discours officiel (et non une loi ou une quelconque réparation financière, bien sûr...) serait propice à pacifier le débat sur la question, à désarmer un argumentaire démagogique et communautariste que, certes, nous ne sous-estimons pas, à ôter un prétexte au chantage de certains gouvernements d’ex-colonies.

Point de naïveté pourtant : il ne suffira pas de dénoncer les injustices d’hier pour en finir avec celles d’aujourd’hui. Mais une telle clarification aurait au moins le mérite de limiter les risques d’un violent retour du refoulé et d’amorcer un débat – enfin sérieux – sur ce que devrait, sur ce que devra être une France républicaine respectueuse de ses principes fondateurs.

Il faut le dire et le répéter, et pour notre part nous n’y renoncerons pas : oui, la France coloniale fut coupable d’appropriation illégale de territoires étrangers… de pillages… de spoliations… de massacres… de discriminations racistes à base de discours pseudo scientifique… Toutes choses qui suffiraient à faire de la colonisation un crime contre l’humanité... Certes, tout n’a pas été abus, un équipement ferroviaire et routier a été mis en place, des infrastructures éducatives et sanitaires ont été construites. Mais ce fut dans un souci, d’ailleurs légitime pour tout système, de meilleure rentabilité économique, la fameuse « mise en valeur de l’Empire » exaltée en 1923 par Albert Sarraut dans son ouvrage le plus célèbre [14].

Il n’y a pas de débat possible sur les aspects positifs de la colonisation. Il n’y a jamais eu de colonisation respectueuse des individus dominés. La conquête coloniale, bien qu’ayant toujours voulu se parer des atours de la légalité internationale, n’en avait pas moins pour seule règle la loi du plus fort. Elle s’est toujours faite dans la violence. Elle s’est parfois faite au prix de crimes. Et, dans les cas extrêmes, on, peut parler de génocides : qu’on songe aux Caraïbes, aux Hereros et aux Aborigènes (même si nous récusons dans cet ouvrage l’usage de ce concept, génocide, pour qualifier l’ensemble du phénomène colonial).

Enfin, si nous nous prononçons pour une reconnaissance de la responsabilité de la France dans cette phase de son histoire, c’est aussi parce que nous y voyons un moyen bien plus efficace que le silence pour libérer la Nation d’une souffrance qui naît précisément de la pérennisation de l’implication collective dans le déni. Cet acte de responsabilité collective est ainsi un préalable à la construction de nouvelles formes de relations à l’altérité.

En ce sens, ce débat, qui parle beaucoup du passé, est une (petite) fenêtre ouverte sur l’avenir.

La France du début du XXI è siècle a la fièvre… post-coloniale. Aussi étonnant que cela puisse paraître – et que cela paraîtra aux historiens de l’avenir – le débat sur « l’œuvre de la France outre-mer » a été réactivé et a de nouveau enflammé les passions. Une loi de février 2005 – heureusement amputée de son aspect le plus choquant par la suite – a prétendu imposer aux historiens, mais aussi au public, une lecture unilatérale de l’histoire coloniale française. Epiphénomène ? Non point, affirment les auteurs de ce livre, historiens, philosophes, politologues, journalistes, responsables associatifs…

Il y a bel et bien un retour de l’esprit colonial, illustré par mille et un autres petits et grands faits de la vie politique contemporaine, de la réhabilitation de certains tueurs OAS au discours de Dakar (juillet 2007), de l’insulte contre les harkis (« sous-hommes ») à l’exaltation d’une identité nationale que certains rêvent blanche et chrétienne.

S’ils dénoncent ce retour, les auteurs ne prêchent pourtant en aucun cas la repentance, ce concept né hors de la sphère de la recherche historique. Ils se contentent de rappeler à la décence les laudateurs du système. Ils exigent que les officiels de ce pays abandonnent leur morgue et regardent l’Histoire coloniale en face. Dans la France pluriethnique et pluriculturelle d’aujourd’hui, c’est un enjeu, on en conviendra, qui dépasse largement les débats académiques.

Les propos de Gilles Manceron [1] ont été recueillis par Yvon Le Gall.

L’essentiel de cet entretien a été publié dans le n° 3 (été 2005) de la revue trimestrielle Histoire & Patrimoine.

• La colonisation a-t-elle fonctionné à l’indifférence publique ?

Gilles Manceron Elle s’est avant tout fondée sur une sorte d’ignorance publique. Par définition, elle se déroulait outre-mer, loin de la France, et peu de Français avaient eu l’occasion d’aller sur place voir ce qui se passait dans les colonies. D’où l’absence de remise en cause a priori par l’opinion publique du discours officiel qui était massivement diffusé sous la IIIe République par les institutions et par l’école sur l’œuvre pacifique et civilisatrice de la France aux colonies. Quant à beaucoup de ceux qui y étaient allés comme militaires, administrateurs ou commerçants, ils avaient souvent tendance à peu parler de ces réalités coloniales, dont ils sentaient qu’elles contredisaient les principes moraux et démocratiques qui s’imposaient en Europe, et dont ils avaient plus ou moins conscience d’avoir profité.

Durant toute la période coloniale règne une forme de censure officielle à laquelle s’ajoute une somme de silences ou de mensonges individuels. Cela est valable pour toutes les colonisations et dès leurs débuts. Dans le roman anglais Mansfield Park de Jane Austen (1814), quand la jeune Fanny interroge son oncle qui vit aux Antilles sur la traite des esclaves, elle se heurte à son silence gêné. Il fallait des hasards ou des circonstances particulières pour être au courant des réalités coloniales : ceux qui contestaient l’esclavage dans la France du XVIIIe siècle, venaient souvent de ports impliqués dans la traite comme Bordeaux, ou étaient d’anciens officiers de marine ayant servi dans les colonies comme le rédacteur de l’un des rares Cahiers de doléance à la veille de 1789 (celui d’une commune du Jura) qui dénonçait l’esclavage. Comme le notait Albert Londres dans son reportage en Afrique noire Terre d’ébène (1929) “ On dirait que la vie coloniale a pour première nécessité celle de se dérouler en cachette, en tout cas hors des regards du pays protecteur ”.

Dans ces conditions, peut-on parler d’une indifférence publique ? Ceux qui condamnaient par principe les conquêtes coloniales au nom du droit des autochtones à vivre libres chez eux sont de moins en moins nombreux au fil des premières décennies de la IIIe République, mais c’est aussi parce que le discours qui justifie la politique coloniale se pare de beaux principes.

Le fait est que l’anticolonialisme est peu entré dans les préoccupations de l’opinion publique française, naturellement soucieuse avant tout de son propre sort et non de celui de populations lointaines (dont toute la propagande officielle et le discours scolaire affirmaient qu’il s’améliorait grâce aux bienfaits de la colonisation). Il n’a pu la concerner qu’en mettant en avant des conséquences négatives possibles pour la métropole de la politique coloniale, comme le développement du militarisme ou les risques de guerre en Europe du fait des rivalités coloniales. Ainsi le courant socialiste de Jules Guesde, s’il dénonce la politique coloniale à la fin du XIXe siècle, c’est au nom de l’idée qu’elle profite à ses ennemis, la bourgeoisie, l’armée et le capitalisme, et que les ouvriers en sont victimes. Dans son mot d’ordre de 1895, “ ni un homme, ni un sou ” pour les expéditions coloniales, c’est le coût humain et fiscal de cette politique qui est mis en avant. Un argument qui apparaîtra bien fragile quand les pertes militaires diminueront outre-mer (grâce, notamment, au recrutement de troupes coloniales) et quand les autorités s’efforceront de montrer que l’ensemble de la société, y compris les ouvriers, tirent profit des colonies.

• Le député radical Camille Pelletan déclare à la Chambre en juillet 1885 lors du débat sur le Tonkin : “ Qu’est-ce que cette civilisation qu’on prétend imposer à coups de canon ? Est-ce que ces populations de race inférieure [sic] n’ont pas autant de droits que nous ? Est-ce qu’elles vous appellent ? Vous allez chez elles contre leur gré. Vous les violentez, vous ne les civilisez pas. ” Le député socialiste Francis de Pressensé déclare, lui, en octobre 1905 : “ L’autorité est radicalement mauvaise en pays colonial parce qu’elle n’émane à aucun degré de la population, parce qu’elle n’est soumise à aucun contrôle effectif, parce que sa responsabilité n’est qu’une plaisanterie. Donc, l’humanité est outragée, nos lois sont violées ; une école de meurtre et de dol est ouverte en notre nom ; les indigènes sont acculés à la haine... ” Jaurès encore, en 1911 : “ si nous continuons, ces terres-là n’auront pour nous que des moissons de haine et de déception. ” Bref, on croyait que personne ne savait rien et on s’aperçoit que tout le monde savait tout des réalités coloniales. Ces voix parlaient-elles dans le vide ?

G.M. Malgré le discours officiel vantant la colonisation, des voix opposées au principe des colonies n’ont cessé de se faire entendre sous la IIIe République. Elles venaient peu de la droite, puisque l’opposition monarchiste et cléricale a vite été ravie de voir la République faire une politique impériale, mais surtout de certains républicains comme l’amiral La Réveillère qui demandait en 1875 : “ L’État a-t-il le droit d’envoyer nos jeunes gens mourir au Sénégal ou en Cochinchine pour y tracasser des gens qui ne nous connaissent même pas ? ” ; en 1888 : “ Nous nous disposons à fêter 1789 et nous tyrannisons les faibles, nous rétablissons l’esclavage des peuples et des races ” ; ou encore, dix ans plus tard : “ Le système colonial qui est l’asservissement des peuples est aussi anti-économique qu’immoral ”.

Chacune des conquêtes coloniales, telle l’expédition de Tunis en 1881, celle du Tonkin en 1883, ou celle du Soudan l’année suivante, ont suscité des protestations. Jusqu’à la conquête de Madagascar en 1895, le groupe radical à la Chambre, dominé par Camille Pelletan, était un bastion d’opposition à la politique coloniale. Clemenceau, qui s’est vivement opposé à Jules Ferry en 1885, continuera jusqu’à la Grande guerre à s’y opposer résolument. Tout comme Yves Guyot, l’un des fondateurs de la Ligue des droits de l’homme en 1898, qui se proclamait “ hostile à la politique de conquête au nom du droit ”.

L’anticolonialisme, qui n’était pas loin de l’emporter à la Chambre en 1885, a régressé nettement ensuite, malgré les critiques adressées à la conquête de Madagascar portées notamment par certains socialistes comme Jaurès. Dans les années 1890, le parti colonial n’a cessé de marquer des points dans l’opinion - grâce, en particulier, à la diffusion d’une certaine représentation des “ sauvages ”, par le biais de la presse illustrée, des spectacles, des manuels scolaires, des expositions coloniales et autres “ villages nègres ” - comme parmi les élus au parlement. L’argument du droit égal de tous les peuples à être libres a eu de moins en moins d’impact dans le public face au thème du “ devoir de civiliser les races inférieures ”.

Jaurès est une exception. Il s’est détaché, quant à lui, du discours colonial en découvrant les réalités des colonies après un séjour en Algérie, et il a déposé en 1898 un projet de loi tendant à “ l’émancipation des musulmans algériens par la qualité de citoyens français ”, sans qu’ils soient obligés de renoncer à leur statut personnel - une mesure qui ne sera prise que soixante ans plus tard par le général de Gaulle, en 1958 ... Et en 1907, il s’est opposé à l’expédition du Maroc, invitant à ne pas “ continuer à déshonorer les Marocains en les traitant de fanatiques ” car ce sont de “ vrais patriotes ”. Mais le mouvement socialiste dont il était le chef n’a pas complètement adhéré à son anticolonialisme, et, à partir de 1912, ce sont les menaces de guerre en Europe qui ont accaparé l’attention de l’opinion.

• Quand apparaît, dans la société politique française, un courant décolonisateur ? Quand y a-t-il conjonction entre les intellectuels modernistes et l’opinion publique ?

G.M. On peut faire remonter les prémisses d’un courant favorable à la décolonisation à la guerre d’Éthiopie en 1935. Pour la première fois, des intellectuels ont pris alors position pour le droit d’une nation extraeuropéenne à résister à une puissance coloniale européenne - en l’occurrence, l’Italie mussolinienne -, à travers deux manifestes, en octobre 1935, le “ Manifeste pour le respect de la Loi internationale ” publié par Le Populaire, et celui “ Pour la justice et la paix ”, émanant d’intellectuels catholiques. En décembre, la revue Esprit, titrait un numéro : “ La colonisation, son avenir, sa liquidation ” et le Comité de vigilance des intellectuels antifascistes publiait l’année suivante une brochure qui condamnait l’entreprise coloniale, “ fille de l’intérêt et de la violence ” - même si elle se refusait à envisager une libération immédiate des territoires coloniaux dont elle préconisait l’émancipation progressive, préparée par des réformes “ généreuses, profondes et hardies ”.

Mais cette amorce de discours favorable à l’émancipation des colonies a peu de prise sur l’opinion publique. Il faudra attendre que s’enclenche le mouvement de décolonisation et qu’éclatent les guerres d’Indochine et d’Algérie pour qu’un courant favorable à la décolonisation morde véritablement sur l’opinion.

• Le parti communiste est-il devenu décolonisateur par conviction ou par alignement sur Moscou ? A-t-il été plus anti-atlantique qu’anti-colonial ?

G.M. L’anticolonialisme du parti communiste a été un anticolonialisme à éclipses, qui s’est manifesté surtout dans les phases de son histoire où l’influence sur lui de Moscou, via l’Internationale, était la plus forte. Ce fut le cas, en particulier pendant la guerre du Rif, dans les années 1920.

Mais chaque fois qu’il a voulu sortir de son isolement et chercher des alliances avec d’autres forces de gauche, il a été amené à s’écarter d’une critique radicale du colonialisme, qui n’était que partiellement admise par sa base et se trouvait en discordance avec une certaine culture coloniale républicaine, dominante dans l’opinion, y compris dans les couches populaires, portée notamment par l’école primaire laïque. Davantage attaché à soutenir l’extension du bloc communiste que le principe de l’indépendance des peuples coloniaux, il a été plus à l’aise à soutenir la cause de l’indépendance de l’Indochine que celle de l’indépendance de l’Algérie qu’une partie de sa base européenne refusait et où les communistes ne jouaient qu’un rôle marginal. Reste que le parti communiste a été le parti politique français le plus réticent, tout au long de son histoire, à la politique coloniale, ce qui a attiré à lui beaucoup d’anticolonialistes.

• La revue Esprit publie le 22 novembre 1948 le premier grand manifeste des intellectuels contre la colonisation. Le pape Pie XII ne reconnaîtra, lui, le droit des peuples à l’émancipation qu’en 1954. Les intellectuels catholiques ont-ils été décolonisateurs avant l’Église ?

G.M. Assurément. Dès le lendemain de la seconde guerre mondiale, face au début du mouvement de décolonisation en Asie, qui touchait notamment les Indes, l’Indochine et la colonie néerlandaise qui allait devenir l’Indonésie, la revue Esprit a radicalisé la critique du colonialisme qu’elle avait esquissée lors de la guerre d’Éthiopie. En revanche, le Vatican a attendu que la décolonisation apparaisse comme irréversible pour se rallier au droit des peuples coloniaux à disposer d’eux-mêmes, en prenant aussi alors la position qui lui paraissait la plus favorable au maintient de l’influence de l’Église catholique dans les anciens pays colonisés. On peut dire qu’il a suivi le mouvement.

• André Gide publie son Voyage au Congo et Retour du Tchad en 1928, Albert Londres son Terre d’ébène en 1929, Témoignage chrétien publie à l’été 1949 des articles retentissants sur l’usage de la torture en Indochine. François Mauriac écrit en 1954, après Dien Bien Phu : “ cette histoire de dix ans, écrite à l’encre rouge, l’a été par des chrétiens ”. Pourquoi même les voix les plus prestigieuses n’ont-elles pas pu arrêter au moins les pires abjections, au moment, pourtant, où les intellectuels français sont au sommet de leur prestige international ?

G.M. Dans l’entre deux guerres, les écrits d’André Gide, d’Albert Londres, ou encore le livre Indochine SOS de la journaliste Andrée Viollis ont eu un certain écho, mais marginal. La majorité des intellectuels comme de l’opinion publique restaient acquis à l’œuvre coloniale. D’ailleurs, tous ces auteurs critiquaient la violence de la colonisation sans prendre position pour le retrait de la France et l’indépendance des territoires coloniaux. Mais attention : aussi prestigieux que nous paraissent aujourd’hui ces auteurs, ils n’étaient pas suivis par les écrivains les plus célèbres de leur époque. Lors de la guerre d’Éthiopie, c’est dans le “ Manifeste des intellectuels français pour la défense de l’Occident et la paix en Europe ” publié dans Le Temps en octobre 1935 qu’on trouvait les signatures des écrivains les plus en vue, dont douze membres de l’Académie française et des personnalités comme Marcel Aymé, Georges Blond, Pierre Drieu La Rochelle, Pierre Gaxotte, Thierry Maulnier ou Pierre Mac Orlan, qui défendaient l’intervention italienne au nom de l’idée que ce serait “ leur propre mission coloniale que ces grandes puissances devraient abdiquer ” si elles voulaient défendre à Rome de poursuivre son intervention en Éthiopie.

Pour ce qui est de l’Algérie, qui était censée être composée de trois départements français où vivaient un million d’Européens, toute idée d’indépendance a été longtemps refusée par la majorité de l’opinion publique comme des intellectuels. Ce n’est qu’au fil du conflit - le tournant s’est produit pendant l’année 1957 - que la majorité des intellectuels (en particulier la nouvelle génération apparue aux lendemains de la guerre) et de la jeunesse étudiante a pris parti contre la guerre et pour l’indépendance.

• On a d’ailleurs l’impression que pendant un siècle les opposants à la colonisation répètent les mêmes arguments à chaque génération ? Est-ce vrai ?

G.M. C’est exact, dès les premières expéditions coloniales, le massacre de prisonniers et de civils suscitent des réactions. Apprenant en 1845 les enfumades ordonnées par Bugeaud de plus d’un millier de personnes qui s’étaient réfugiées dans des grottes, un membre de la Chambre des pairs dénonçait “ un fait inouï dans notre histoire militaire. Un colonel français se serait rendu coupable d’un acte de cruauté inexplicable, inqualifiable, à l’égard de malheureux arabes prisonniers ” Un autre : “ Je vous demande s’il ne doit pas y avoir un sentiment unanime d’horreur... ” Mais le ministre de la Guerre, après avoir d’abord “ désapprouvé ” et “ déploré ”, a rectifié devant les protestations de l’armée d’Afrique : “ Nous avons trop souvent le tort, nous autres Français, d’exagérer les faits sans tenir compte des circonstances [...] En Europe, un pareil fait serait affreux, détestable. En Afrique, c’est la guerre elle-même. Comment voulez-vous qu’on la fasse ? ” On croirait un débat sur la torture pratiquée par l’armée française en Algérie sous la IVe République, au moment de la “ Bataille d’Alger ”...

• Il y a eu une littérature coloniale. A-t-elle eu des lecteurs, un impact ? Et “ Le Déserteur ” de Boris Vian, au début de la guerre d’Algérie ?

G.M. La littérature coloniale n’a pas produit de grandes œuvres, mais on n’a pas trouvé non plus en France d’œuvre littéraire importante d’inspiration anticolonialiste. Pas de roman comparable à La case de l’oncle Tom de Harriet Beecher Stowe, aux Etats-Unis (1851), sur l’esclavage, ou à Max Havelaar aux Pays Bas (1860), roman en partie autobiographique d’un ancien fonctionnaire colonial en Indonésie, Eduard Douwes Dekker, qui signe Multatuli et dénonce l’exploitation des indigènes par ses compatriotes. Anatole France, qui s’en prenait dans ses discours à la “ barbarie coloniale ”, n’en parle pratiquement pas dans son œuvre. C’est finalement le cas de Victor Segalen qui paraît le plus intéressant, puisque, à sa manière, une manière résolument non politique, il témoigne d’un refus radical de l’européocentrisme qui sert de soubassement à l’idée coloniale. Mais son œuvre ne sera découverte que bien plus tard.

En réalité, il faut attendre la guerre d’Algérie pour que des œuvres critiques par rapport aux guerres coloniales, telle la chanson de Boris Vian “ Le Déserteur ” soient écrites et rencontrent un public.

• Quand l’anticolonialisme “ classique ” - disons “ humanitaire ” - cède-t-il la place au soutien plus ou moins actif aux mouvements de libération nationale ?

G.M. Il faut attendre pour cela l’apparition de ces mouvements de libération nationale. Après la fin des conquêtes, tant que la résistance à la colonisation ne prenait pas la forme de mouvements armés, la critique de la domination coloniale restait sur le registre humanitaire de la défense des droits des indigènes. Le déclenchement des luttes d’indépendance ont placé les personnes ou les mouvements adversaires de la domination coloniale en face du choix de soutenir activement les mouvements de libération nationale.

• Après la parution des Damnés de la terre de Frantz Fanon et sa préface de Jean-Paul Sartre, il semble que ces soutiens ont été si inconditionnels qu’ils n’ont anticipé sur rien, et surtout pas sur l’extrême fragilité des nouveaux États, leur corruption et leur faillite. Qu’en pensez-vous ?

G.M. On peut dire qu’il y a eu globalement deux courants dans l’anticolonialisme qui s’est manifesté pendant la guerre d’Algérie et les crises de la décolonisation. D’une part, un courant tiers-mondiste qui idéalisait les mouvements de libération nationale d’Afrique et d’Asie, voyait dans les peuples de ces pays une sorte de nouveau prolétariat porteur de l’avenir du monde face une Europe déclinante et dépassée, et comptait sur eux pour construire de nouveaux modèles politiques qui tourneraient le dos à la démocratie formelle de l’Occident et à ses références hypocrites aux droits de l’Homme. Et d’autre part un courant dont l’objet était d’empêcher les démocraties occidentales aux valeurs desquelles il était attaché de trahir celles-ci dans une politique coloniale où elles risquaient de perdre leur âme.

Si le premier est tombé dans une adhésion aveugle au mythe tiers-mondiste qui l’a conduit à soutenir ou à ne pas critiquer les dérives des États dictatoriaux nouvellement indépendants, l’autre courant, qui ne s’est jamais fait d’illusion sur l’éclosion spontanée de modèles démocratiques nouveaux qui feraient l’économie de longs processus historiques, et dont la préoccupation essentielle était la poursuite du processus multiséculaire de construction de la démocratie en France et en Europe, n’a pas à rougir de son engagement anticolonial. Loin de rejeter les droits de l’Homme au nom de leur application hypocrite par l’Europe coloniale, sa critique du colonialisme ouvre au contraire vers un approfondissement des droits de l’Homme.

• Les débats d’aujourd’hui sur la mondialisation, qui pour les uns “ permet le développement des économies pauvres ” et pour les autres “ est une colonisation sans colonisateurs ”, sont-ils les mêmes que ceux qui ont opposé les tenants et les contempteurs de la colonisation ?

G.M. Des formes de domination existent indiscutablement aujourd’hui dans les rapports Nord-Sud, mais elles sont sensiblement différentes du phénomène colonial. Près d’un demi-siècle après les indépendances, les pays anciennement colonisés connaissent des problèmes qui ne relèvent pas uniquement des séquelles de la colonisation mais aussi des responsabilités de leurs gouvernants et de leurs systèmes politiques. La mondialisation ultra-libérale pèse tout particulièrement sur les pays du Sud, mais leurs peuples et les défenseurs des droits de l’Homme dans ces pays n’ont pas seulement à combattre la domination économique des pays du Nord. Reste que les affrontements entre les partisans de la mondialisation actuelle et ceux d’une autre mondialisation, dans la mesure où ils posent la question de l’universel réel et des droits effectifs pour tous les peuples, ont des rapports avec les affrontements d’hier entre partisans et adversaires de la colonisation.

L’humanisme colonial de la Ligue des droits de l’Homme

Faut-il prôner l’indépendance des peuples colonisés, ou se contenter de leur accorder certains droits ? Sur cette question, la Ligue des droits de l’homme (LDH) n’a cessé de se diviser pendant toute la première moitié du XXe siècle. La structure, créée en 1898 pour prendre la défense de Dreyfus, s’est donné dès le départ pour objectif de lutter contre les atteintes aux droits fondamentaux énoncés, depuis déjà plus d’un siècle, par les révolutionnaires français. Cette mission amène logiquement la LDH à s’interroger sur les droits des "indigènes". "Dans une IIIe République acquise à l’idée coloniale, rappelle Gilles Manceron, les républicains colonialistes, majoritaires, considèrent alors que les droits humains ne sont destinés qu’aux peuples dits ’civilisés’. Hormis une forte poussée d’anticolonialisme en 1908, au moment de la première guerre de conquête du Maroc, la LDH - comme le reste de la gauche française, du reste - ne prend pas vraiment position contre la colonisation."

Au sein de la LDH, le débat entre anticolonialistes et tenants d’une "colonisation de progrès" connaît son point d’orgue lors du congrès de 1931, à Paris, où l’idée d’un réformisme colonial l’emporte sur le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. "Le colonialisme, comme le capitalisme, est un fait que l’on ne peut supprimer", proclame à la tribune Alexandre Varenne, ancien gouverneur général d’Indochine. Autrement dit, il faut chercher à l’humaniser, pas à le supprimer. La minorité anticolonialiste n’a pas disparu pour autant. Mais la montée du nazisme, à la fin des années 1930, pousse la LDH à remiser les colonies au second plan des préoccupations. Il faut alors attendre 1958 et la guerre d’Algérie pour voir la question coloniale ressurgir avec force dans les débats. Et cette fois c’est une Ligue enfin unie qui réclamera d’une même voix l’indépendance pour les colonies.

E. L.

Notes

[1] GILLES MANCERON est historien, spécialiste de la colonisation, de sa mémoire et de ses héritages. Il est également rédacteur en chef de Hommes et libertés, la revue de la Ligue des droits de l’Homme.