PHILOSOPHIE DE L’HISTOIRE.

 

 

 

 

Yann-Ber TILLENON 

La notion de conscience historique n’appartient qu’à certaines civilisations. Elle consiste à connaître le passé pour le mettre en perspective dans l’avenir, par rapport au présent. La mémoire collective est ainsi constitutive d’un récit rationnel et non plus seulement de mythes. L’historien est alors celui qui va tenter de reconstituer le passé (sous ses formes morales, sociologiques, politiques, chronologiques, etc.). Et la philosophie de l’histoire aura alors pour tâche, à partir du travail des historiens, de tirer des règles, des enseignements, des réflexions générales à partir d’une connaissance du passé.

Néanmoins, dans le travail des historiens, l’objectivité parfaite a toujours été impossible. Car les mythes, les interprétations, les idéologies se mêlent toujours au récit objectif pour mettre`l’histoire au service d’une cause présente. Les exemples sont innombrables, de César réinterprétant sa guerre des Gaules jusqu’au polémiques intarissables sur l’histoire de la colonisation, de l’esclavage ou de la dernière Guerre mondiale, en passant par la revisitation du Moyen-Âge par l’historiographie de la IIIe République, de l’histoire russe ou chinoise par le communisme, etc. C’est pourquoi l’interprétation de l’histoire est toujours inextricablement mêlée au récit historique pur.

Mais le vrai philosophe sait bien que le récit historique pur n’existe pas. Tout récit historique est poésie, en grec “création ” (du verbe poïein, faire, créer, produire), c’est-à-dire re-création, re-production du passé au service du présent et de l’avenir.

Les deux courants de la théorie de l’histoire 

On peut distinguer deux grands courants dans la philosophie de l’histoire, l’un, que l’on pourrait appeler progressiste ou téléonomique ( en grec : dirigé vers une fin) l’autre, cyclique. (en grec : qui tourne sur lui-même).

Le courant progressiste estime que l’histoire de l’humanité est une ligne ascendante. Celle-ci se dirigerait vers une « Fin de l’Histoire », une sorte de réconciliation finale dans le bonheur généralisé, l’unité de l’humanité et la fin des conflits comme des barbaries. Cette conception est partagée par les penseurs libéraux ou marxistes ; ce fut même l’axe central de ces deux idéologies qui ont dominé le XXe siècle et qui visaient le même but par des voies différentes : un État mondial, matérialiste, et un bonheur global d’une humanité riche et pacifiée.

Cette conception de l’histoire est la laïcisation de la vision chrétienne de l’histoire ( de la vallée de larmes au Jugement dernier et au paradis pour tous), et elle s’est appuyée sur la notion de progrès techno-scientifique, qui est évident depuis le Moyen-Âge, pour étayer ses thèses. L’humanité progresserait, malgré des aléas et des rechutes, de la barbarie vers la civilisation, de la désunion vers l’unité, de l’ombre vers la lumière, de la soumission à la nature vers la domestication de la nature, de la pauvreté et de l’oppression inégale vers la richesse et l’égalité entre tous. Le paradis final est le paradigme de cette vision de l’histoire. Elle est encore très présente dans l’inconscient collectif.

Malheureusement, la fin du XXe siècle a commencé à montrer le caractère illusoire de cette vision de l’histoire fondée sur des prédictions erronées, et surtout sur l’extrapolation d’une tendance qui n’est pas nécessairement destinée à se perpétuer dans le futur.

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Le courant philosophique qui défend l’idée d’une histoire cyclique, en soubresauts, a été illustré par Friedrich Nietzsche ou Oswald Spengler en Allemagne, Arnold Toynbee en Grande-Bretagne, et, plus près de nous, Giorgio Locchi (Italie), Alfred Prigogine (Belgique), Paul Valéry, le mathématicien René Thom, l’historien Ferdinand Braudel, ou Guillaume Faye en France. (NOTES à prévoir) Cette vision de l’histoire se rattache évidemment à de très anciens courants de l’Antiquité européenne ou orientale, très éloignés d’une vision chrétienne et sôtériologique du monde.

Essayons d’en faire la synthèse : pour ce courant, les civilisations sont mortelles, tout comme des organismes vivants. Elles passent par une phase d’adolescence, de stade adulte et de sénescence avant le déclin final. Il existe, certes, de “grandes tendances ” qui peuvent durer des siècles, mais qui ne se prolongent pas, et un jour, se terminent. Ainsi, tout “progrès” n’est que provisoire et illusoire.

L’ensemble des civilisations humaines – comme le destin de tous les organismes vivants, de tous les systèmes planétaires et du cosmos lui-même – serait régi par la loi de la « convergence des catastrophes ». Autrement dit, une série de facteurs convergeraient pour modifier un équilibre stable, le rendre instable, le plonger dans le chaos et la mort ; en attendant une renaissance, une nouvelle organisation, une renaissance sur des bases nouvelles. Loi cyclique de la naissance, de la mort et de la renaissance sous d’autres formes, selon le mythe grec du Phénix.  

Ainsi entropie (gain d’énergie et de formes) et néguentropie (perte d’énergie et de formes) se succéderaient dans les civilisations humaines comme dans l’univers, dans une sorte de ballet éternel, en l’absence de toute providence divine. C’était en particulier les idée des philosophes Stéphane Lupasco et Raymond Ruyer.

L’intuition majeure qui préside à cette vision de l’histoire est la suivante : la civilisation mondialisée, pan-humaine, terrestre qui existe actuellement (en dépit des différences récurrentes entre les peuples), en croissance depuis la fin du Moyen-Âge, dominée par la technoscience, la croissance démographique humaine, la domestication impérieuse de la nature, l’abolition des frontières ne passera pas le cap du XXIe siècle.

Ce très long cycle d’une humanité qui s’unifie dans une même civilisation planétaire va se terminer, en se heurtant à des problèmes, à des butoirs physiques et matériels, notamment l’épuisement des ressources énergétiques fossiles, les innombrables dérèglements de l’éco-système, la multiplication des conflits de toutes sortes dûs à la proximité grandissante des peuples. Une “catastrophe” ne peut que s’ensuivre, catastrophe signifiant simplement changement radical d’état et d’équilibre.

À la suite de quoi, selon le philosophe espagnol Vintila Horia, l’humanité replongera dans un « nouveau Moyen-Âge », avec une réduction drastique des populations, du niveau de vie et des performances techniques.

Ainsi, un nouveau cycle s’ouvrira pour l’humanité. Il sera différent du précédent. Cette vision de l’histoire reprend elle des traditions hélléniques, bouddhiques et hindouistes qui décrivent les cycles comme allant toujours d’un Âge d’Or initial à un Âge de Fer final.   

Les deux courants de la pratique de l’histoire.

Au delà de ces deux courants (plus exactement à l’intérieur de chacun d’entre eux) il existe deux tendances concernant la manière de concevoir l’histoire vécue, l’histoire présente : la première peut être qualifiée de conservatiste ou fataliste, la seconde de volontariste ou constructiviste, ce qui correspond à deux tempéraments très opposés.

Le courant conservatiste considère que l’héritage du passé est définitif, doué d’une forte pesanteur et ne peut éventuellement se modifier que très lentement. Pour ce dernier, la société est plus forte que l’État et doit le façonner, le dominer. Le courant volontariste considère que la détermination créatrice d’un État (même embryonnaire) peut transformer une société, l’État représentant le principe mâle et la société le principe femelle.

Le courant conservatiste ne remet jamais en cause les grands principes et, même quand il a un vernis révolutionnaire, il ne cherche jamais à modifier les formes historiques. Il navigue dans le sens du vent, mais jamais à contre-courant. C’est pourquoi, quand le vent tourne, il est désemparé. Les mouvements “régionalistes ” en Europe de l’Ouest sont un bon exemple de cette conception de la politique et de l’histoire. Ils n’ont jamais été au bout de leurs idées. Ils n’ont visé qu’à obtenir un créneau de survie (folklorique) dans un ordre existant, mais jamais de créer un nouvel ordre. La raison est simple : ils n’ont pas été capables de vivre leurs idées. Éternelle contradiction entre la théorie et la pratique.

La vision constructiviste de l’histoire et la pratique qui s’ensuit partent de prémisses différentes. Pour cette philosophie (qui possède bien entendu sa force et son risque de sombrer dans l’utopie et l’impossibilité pratique), la base fondatrice est bien entendu La République de Platon. Cette vision des choses a été suivie par Hobbes, Ricardo, Rousseau, Marx et Engels, Buber et Hertzl (fondateurs du sionisme), Hayek, Rawls, etc.

De quoi s’agit-il ? De fonder un nouvel ordre des choses, un nouvel État. D’infléchir par la volonté le cours de l’histoire, en pensant que cette volonté est plus importante que la pesanteur de la tradition et de l’habitude, même s’il faut, évidemment, tenir compte de la tradition. Et de la réalité anthropologique.

L’essentiel pour ce courant d’idées, c’est le concept de production historique. L’histoire, sous tous ses aspects, politiques, économiques, esthétiques, etc. serait dirigée par l’invention productive. Même des idéologies fatalistes et anti-idéalistes (comme le marxisme) ont, au fond, adhéré à cette interprétation volontariste, fondée sur ce qu’on pourrait appeler la réalisation rationnelle d’un idéal.

Créer quelque chose de nouveau, non pas seulement à partir des traditions et de l’expérience, mais à partir du génie imaginatif et créateur, tel est le mot d’ordre de ce courant de pensée. Cette démarche est évidemment inconfortable et très risquée. Elle s’apparente au pôle étatique de la virilité et de l’imagination créatrice, en opposition au pôle féminin de la conservation et de la préservation.

La vision méta-historique

Sans vouloir blesser les tenants de l’anthropocentrisme, il est peu probable que l’homme soit le sommet du cosmos, le seul être divin et intelligent de l’univers. La philosophie doit se pencher sur les conclusions et les recherches des scientifiques de Darwin jusqu’aujoud’hui, jusqu’à la physique quantique et les manipulations génétiques.

Déjà Blaise Pascal avait pressenti (en non-chrétien sans le savoir) que l’humanité n’était pas le centre du cosmos, mais un grain de sable au sein de ce dernier. Depuis le début du XXe siècle jusqu’à nos jours, un certain nombre d’hypothèses majeures ont été soulevées par la recherche scientifique, en physique comme en biologie. Résumons-les. Ce sont d’ailleurs plus des interrogations que des certitudes. Il y a six domaines intéressants.

1)    Qu’est-ce que l’espace ? Qu’est-ce le temps ? Existe-t-il un espace-temps relatif et mouvant ou les deux notions sont-elles indépendantes ? (Déjà Hegel et Kant, bien avant Einstein, Planck ou Poincaré avaient posé cette question dans leur philosophie de la perception).

2)    Les conséquences de la théorie de l’évolution : si vous remontez pas à pas les générations sur des millénaires, votre ancêtre ne sera nullement un humain, mais un anthropoïde et, au bout du compte, une bactérie. À partir de quand l’“âme humaine ” est-elle apparue ? Progressivement ou d’un coup de baguette magique ? Cette question n’a jamais résolue par les créationnistes et les théologiens des monothéismes.

3)    Les avancées actuelles de l’ingéniérie génétique prévoient les naissances en incubateur, les manipulations du génôme les plus diverses, la possibilité biologique pour l’homme de se recréer, de se refaçonner à sa guise. Et de remodeler le vivant, en général. C’est, bien sûr, la réalisation des mythes de Prométhée et de Faust, mais aussi de Don Juan et de l’allégorie juive du Golem. Où toute cette démiurgie finit mal…

4)    L’ensemble des philosophie humanistes nous présentent l’être humain comme infiniment respectable, comme un être à part dans l’univers. On connaît le slogan créé par l’anthropocentrisme après le choc du darwinisme et de la découverte de l’évolution naturelle (slogan de compromission) : « l’homme est un animal mais n’est pas qu’un animal ». Pourtant, cette non-animalité de l’homme est complètement remise en cause par l’observation et la pratique scientifiques. Et le caractère infiniment respectable, sacré, de l’être humain est contredit par la loi naturelle : car cette dernière ne respecte absolument pas ce caractère sacré de la vie humaine. Il suffit pour s’en convaincre d’évoquer pêle-mêle les accidents génétiques naturels, les maladies et les tares les plus monstrueuses, l’énorme inégalité entre les humains, les dévastations des épidémies ou de la mortalité infantile, etc. Le moins qu’on puisse dire est  que la nature ne “respecte” pas plus l’espèce humaine que n’importe quelle autre. Et c’est pourquoi on pourrait avancer : « l’homme n’est qu’un animal. ».

5)    L’espèce humaine  est-elle la seule intelligente dans l’univers ?  C’est bien improbable. La probabilité de l’existence de la vie (ou d’autres autre formes de vie non fondée sur la chimie du carbone) dans l’espace-temps universel est fortement affirmée par tous les exo-biologistes. Simplement, l’immensité du cosmos empêcherait toute rencontre.   

Ainsi, l’histoire humaine est-elle mise en perspective dans le destin global du cosmos et elle n’en est plus forcément l’axe ni l’aboutissement  Et qu’est-ce que la philosophie, sinon l’humble chemin qui tire la conclusion (toujours provisoire) des savoirs et des recherches scientifiques ? En sachant que nous serons jamais au bout de la route et qu’aucune conclusion définitive ne vaudra jamais rien. Le philosophe digne de ce nom doit interroger le scientifique.

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Selon le chercheur français Louis Vincent, l’évolution de l’espèce humaine (phylogénèse) n’est absolument pas terminée – ce qui est une évidence, car on se demande pourquoi l’humanité échapperait à la loi du vivant des autres espèces. Mieux : il se pourrait que, si les manipulations génétiques précitées ou les procédés de naissances artificielles et d’eugénisme par bio-technologie s’appliquent à une élite fortunée au cours du XXIe siècle, on assiste très rapidement à l’émergence d’une nouvelle espèce humaine – ou peut-être « race », comme on voudra.

Pour la première fois, une nouvelle espèce serait le produit d’un artifice créé par une espèce, (selon un processus d’auto-création, ou d’auto-évolution) ce qui remplit d’horreur les mentalités monothéistes (christianisme, islam, judaisme) imprégnées de théocentrisme. Mais en réalité, l’esprit humain faisant intégralement partie de la nature, d’un point de vue philosophique, cette nouvelle espèce humaine artificielle serait toujours un produit de la nature. Il ne faut pas oublier cette capacité faustienne et démiurgique de l’esprit humain, présente chez certains peuples, mais évidemment pas chez d’autres.

Il est possible, selon Vincent précité qu’une nouvelle espèce ainsi créée, évidemment très minoritaire, forme une sorte d’élite qui ne pourrait plus se reproduire avec le reste de l’humanité, par incompatibilité des génomes. Le mythe du Surhomme serait-il ainsi à portée de mains ? C’est envisageable.

Bien entendu, le risque est grand, mais la vie est le domaine du risque par excellence, c’est-à-dire de l’aléa et de l’imprévisibilité. Dans l’émergence des espèces nouvelles, l’évolution naturelle a toujours été placée sous le signe du hasard, de l’aléa. La majorité des espèces, inadaptées, n’ont pas survécu. De même, si la technoscience crée une sorte de dérivé de l’espèce humaine par une tentative d’amélioration génétique, elle n’échappera pas au risque d’aléa et d’imprévisibilité. Mais ce n’est pas une raison pour ne pas tenter de jouer cette carte.

En effet, dans la perspective de la philosophie classique où je me situe, notamment grecque, celtique, hindoue ou chinoise, il n’y a pas de séparation entre l’homme et ce qu’on appelle « Dieu », pas de rupture entre la technoscience et la nature, puisque l’esprit humain est partie prenante de cette dernière. “Dieu”, la nature et l’homme forment un Tout insécable. L’artifice pur n’existe pas. Et la notion d’artificialisme non plus. Tout ce que produit la technoscience (même les manipulations génétiques les plus osées) est parfaitement naturel., car la technoscience humaine est elle-même le produit de la nature.

Ce sont au contraire les monothéismes et les conceptions théocentriques et anthropocentriques du monde qu’il faut qualifier d’artificialistes et d’anti-naturelles. Car elles considèrent non seulement que le Dieu créateur est séparé du monde qu’il aurait créé, mais que l’homme fabriqué à son image serait une sorte de créature immuable séparée de la nature. L’homme serait un artefact divin, notamment dans le christianisme et dans l’islam. Une espèce immobile, échappant à l’évolution ou à l’auto-évolution – d’où d’ailleurs la difficulté des monothéisme à admettre les lois naturelles et la phylogénèse.

En réalité, la véritable pensée philosophique contemporaine, si elle s’inspire de ses racines classiques, doit admettre que l’humanité n’est qu’une espèce transitoire. Prémonitoire comme toujours, Nietzsche avait parle de l’homme comme d’ « un pont entre la bête et le surhomme ». Cette figure de style nous fait penser aux balbutiements actuels des biotechnologies.

D’autre`part, penser l’espèce humaine comme définitive (ce que font les dogmes monothéistes) n’est pas compatible avec les connaissances et les recherches scientifiques actuelles. Que l’espèce humaine, et toutes ses races, évoluent selon les mécanismes inconscients de l’évolution et/ou selon les manipulations conscientes de la technoscience, ce sera toujours la même logique implacable, secundo natura rerum, qui sera à l’œuvre. Nil novi sub soli, rien de nouveau sous le soleil.

Posez-vous une simple question : quel était objectivement vos ancêtres, si vous aviez la possibilité de remonter, génération après génération, avant vos parents et tous vos aïeux ? L’arrière-arrière grand-mère de votre mère, génétiquement, biologiquement, sexuellement parlant, à l’échelle de dizaines de siècles ? Puis de milliers de siècles ? De toute évidence, elle ne vous ressemblerait pas du tout, ni probablement à un être humain actuel. 

Posez-vous maintenant la question inverse : à quoi pourraient ressembler vos descendants dans plusieurs siècles ou centaines de siècles ? La même remarque s’impose. Ce ne seront plus des êtres humains, mais bel et bien post-humains. Qu’ils soient le produit de l’évolution naturelle ou, peut-être, d’interventions manipulatrices de la technoscience.

On a beaucoup plus de mal, d’ailleurs à admettre que nous allons donner naissance à des espèces différentes (non-plus-humaines) qu’à reconnaître que nous descendons d’êtres non-humains ou animaux. L’évolution est admise dans un sens passé mais pas futur. Nous sommes toujours victimes de la croyance en l’immortalité de l’humanité, de sa fixité. – ce qui pose le problème de la validité de l’humanisme. Non, l’homme n’existe pas pour toujours, mais pour un très court laps de temps.

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On admet donc les évolutions, les variations temporelles (linéaires ou cycliques) dans le court laps de temps de l’histoire humaine, mais il est plus inconfortable de les reconnaître dans le domaine de la biologie de l’espèce. Pourtant, il existe maintenant, pour la première fois, une interférence entre l’histoire politico-historique de l’humanité et son évolution biologique : si la technoscience réussit à modifier l’évolution de notre espèce – et ce, à court terme – l’histoire humaine et l’histoire biologique vont se télescoper.

Le court-terme et le long terme vont interférer. L’historicité humaine risque d’intervenir (comme facteur de risque et d’accélération) dans le cours même de l’histoire de la vie et de la planète. Mais il n’y a rien d’extraordinaire à cela. Cela n’abolira pas le cycle éternel, qui est celui de la vie, de la mort et de la renaissance sous d’autres formes. Cela ne doit pas faire oublier que la vie sur Terre est une infime poussière dans l’espace-temps universel, ce que le chrétien dissident Pascal (le plus grand philosophe français) avait paradoxalement compris, bravant par là l’anthropocentrisme des dogmes chrétiens.

Les philosophes grecs et latins pensaient que l’homme pouvait se hisser au niveau des dieux, mais qu’au dessus des dieux, il existait la Moira, c’est-à-dire le Destin, à jamais inconnaissable. Ce qui incite à réfléchir sur la nature même de la philosophie de l’histoire, qui doit impérativement se prolonger par une philosophie de la méta-histoire, c’est-à-dire de l’insertion de l’espèce humaine dans le phylum de l’évolution de l’éco-système terrestre et, au delà, dans celle du cosmos.

On peut penser (selon l’enseignement de Platon et de Socrate) que la philosophie n’est que la projection de l’ignorance humaine vers l’inconnaissable univers ; l’éternelle réfléxion, l’éternelle interrogation, sans dogmes. À l’échelle de l’univers, les tentatives de la technoscience humaine pour manipuler les mécanismes de la reproduction biologique sont comme un pixel de couleur terne sur un écran géant. Mais elles font partie de l’ordre des choses. Et rien ne pourra les arrêter. Rien ne pourra arrêter la marche erratique de la nature, probablement cyclique (le Big Bang n’est qu’un épisode parmi des milliards d’autres), dans l’immensité de l’espace-temps où, très probablement, des milliers sinon des millions( et plus) d’autres formes de vie ont vécu, vivent et vivront.

Certains penseront que ces réflexions se situent dans la lignée des philosophies du devenir contre les philosophes de l’être immuable. Mais dire que l’espèce humaine est née, évolue et mourra, que les races humaines se succèdent les unes aux autres, toutes inégales dans le temps et l’espace terrestre, est-ce s’inscrire dans les philosophies du devenir ou dans celles de l’être ? En vérité, il n’y a pas de différence entre les philosophies de l’être et celle du devenir. Car l’être et le devenir sont la même chose. Le devenir contient l’être et l’être englobe le devenir.

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Pour résumer, il faut bien comprendre que nous sommes à l’aube d’un bouleversement dans lequel la technoscience humaine interviendra dans la reproduction sexuée de l’humanité ou, plus exactement, d’une petite partie de l’humanité. Et cette intervention se fera, pour la première fois, au niveau du génome ou à celui de l’abolition de la grossesse (grâce aux incubateurs), ou encore avec la possibilité de reproduction inter-féminine (grâce aux spermatites fabriquées à base de cellules subcorticales féminines). Il est certain qu’un choc considérable résultera de tout cela ; qu’il est impossible d’en prévoir les conséquences ; et que la seule barrière à ces tentatives déjà en cours serait éthique, théologique ou philosophique.

Mais il ne faut pas se faire d’illusion. L’éthique n’a jamais pu que freiner, mais jamais arrêter la marche en avant de la technoscience. Même le poids des grands monothéismes et de leurs sermons n’y pourront pas grand chose. Car, comme le vit Heidegger, la progression de la technoscience a quelque chose d’autonome, qui échappe à la planification, à la prudence, au logos traditionnel de la raison discursive.

De tout cela, on peut tirer une réflexion philosophique de fond : est-ce que la marche de l’humanité ne se produirait pas à l’aveuglette, de manière somnambulique, indéterminée ? Deuxième question : est-ce que la marche de l’évolution naturelle (mais aussi celle du cosmos) ne se produit pas exactement dans les mêmes conditions, c’est-à-dire de manière hasardeuse, sans plan d’ensemble, sans “feuille de route ” ? En gros, sans Dieu rationnel et supervisant, sans intelligence (ou logique) cosmique supérieure ?

On peut parfaitement répondre “oui ” à la première question et “non ” à la seconde, si l’on abandonne l’anthropocentrisme et si l’on cesse de considérer l’homme comme le centre de l’univers. Car le destin de l’homme, apparu depuis très peu de temps dans l’évolution naturelle, n’aura que peu d’influence sur celui de notre planète. L’humanité peut s’autodétruire, la Terre aura plus de cinq milliards d’années pour s’en remettre et donner naissance à de nouvelles espèces.

L’intelligence humaine n’est peut-être même pas forcément une bonne chose, mais peut-être une impasse pour l’évolution biologique terrestre. Et puis, qu’est-ce que la vie sur Terre, la Terre elle-même, voire même le système solaire et notre galaxie, la Voie lactée, à l’échelle du (ou des) cosmos ? En termes de quantité algébrique, nous dépassons la puissance moins cent. C’est alors qu’il faut réciter Pascal dans ses Pensées : « le silence éternel de ces espaces infinis m’effraie ».