Philosophie, Amour de la Sagesse

par Yann-Ber TILLENON

Au IVe siècle avant notre ère, quelqu’un fit remarquer au grand mathématicien grec Pythagore : « Vous êtes un sage ». Il répondit alors : « Non, je ne suis pas un sage, je suis seulement à la recherche de la sagesse. Je suis un ami de la sagesse. J’aime la sagesse.».

Ainsi naquit terme grec philosophie, “amour de la sagesse”. Le mot grec sophia (sapientia dans sa traduction latine) ne signifie pas seulement sagesse au sens français actuel. Son champ sémantique est plus large. Il renvoie aussi à la connaissance et à la recherche de la vérité (surtout pas de la Vérité avec une majuscule !), c’est-à-dire à l’acquisition d’un savoir embrassant toutes les disciplines et donnant à celui qui le possède une intuition du monde mais aussi une force intérieure.

Pythagore exprime l’idée que le concept de “philosophie ” est d’abord une recherche, une initiation, c’est-à-dire une dynamique. D’où la modestie du philosophe qui ne peut jamais être satisfait béatement de lui-même, comme le sont tous les cuistres, les faux savants et les bonimenteurs. La philosophie est comme la flèche de Zénon d’Élée, tension, tendance permanente vers un but qui se dérobera peut-être toujours et ne sera jamais le but définitif.

C’est pourquoi Platon expliquera lui aussi plus tard que le philosophe est en tension permanente à la recherche de la sagesse, mais qu’il ne la possède pas. Simplement, il la poursuit par tous les moyens, dans toutes les disciplines. Ce qui fait de la philosophie une œuvre incessante de curiosité, avec ses corollaires : le doute, l’enthousiasme, l’ouverture d’esprit. Le véritable philosophe, quel que soit son âge, est juvénile, c’est-à-dire ouvert au monde.

Il questionne, il analyse les réponses, il peut modifier sa position sans jamais varier de son axe (comme un bon marin, il tire des bords), il n’est jamais arrivé au bout de sa quête. Et, même après sa mort, il demande à ses disciples – comme le fit Nietzsche – de continuer sa route sans le rabâcher servilement. Cette sagesse, idéal et quête du philosophe, ne peuvent évidemment se passer de l’expérience, de la pratique, de l’observation.

C’est pourquoi d’ailleurs, il n’y aurait jamais pu y avoir de science sans philosophie préexistante, puisque la philosophie repose sur l’acceptation absolue des lois de la nature et le refus de construire abstraitement des “arrière-mondes” fruits de délires intellectuels. Cela explique qu’en Occident comme en Orient, la philosophie a toujours été combattue par les systèmes dogmatiques des religions révélées. Parce qu’elle enseignait des vertus, des savoirs, un art de vivre (et de mourir) qui appartenaient à la liberté de pensée, c’est-à-dire à la partie supérieure du cerveau humain. Les philosophes antiques ont toujours perçu la nature comme une intelligence à l’œuvre, avec ses beautés comme avec ses dangers.

Ils se sont intéressés aux lois qui la régissent, essayant de les comprendre. Et surtout, ils ont pensé l’homme comme partie intégrante de la nature (phusis en grec), c’est-à-dire que les lois de la nature ont leur propre reflet dans la nature humaine elle-même. On mesure là la césure absolue avec les grandes religions dogmatiques révélées qui pensent la nature comme séparée de l’homme.

Chez ces dernières, Dieu a, certes créé la nature, mais comme une sorte de jardin exploitable au service de l’homme, seul être créé à l’image de Dieu. La nature n’est pas alors porteuse de sacré mais demeure un objet neutre. Et surtout l’homme est considéré comme une créature surnaturelle. Les philosophie antiques, au contraire, ne plaçaient pas l’homme au sommet de la nature et ne l’envisageaient pas comme son maître, ce que toutes les sciences actuelles de la vie confirment.

Pour les philosophes, l’homme devait observer la nature pour apprendre d’elle. Ils n’imaginaient pas une seconde une sorte de super-divinité unique, pancréatrice et surplombante. Le divin était dans la nature, était la nature même. L’homme procédait d’elle, et non pas d’un démiurge omnipotent d’essance métaphysique, c’est—à-dire, étymologiquement “ à côté et au dessus de la nature”.

C’est pourquoi, à la différence des théologies judéo-chrétiennes ou musulmanes, les philosophies européenne, indienne ou égyptienne ne consacraient pas leur intelligence à essayer de disserter sur l’essence et les attributs d’un Dieu problématique. Mais elles s’efforçaient plutôt, bien plus modestement et efficacement, de comprendre les mécanismes de la nature, qu’elle soit intérieure ou extérieure à l’homme.

En Inde par exemple, la sagesse désigne la voie qui conduit à la libération en apprenant à connaître et à décrypter les choses telles qu’elles sont et non pas telles qu’on aimerait bien qu’elles soient. L’expérience spirituelle est inséparable de la connaissance intellectuelle, qui délivre de l’ignorance et de l’illusion. Au contraire, les théories fumeuses et imaginaires des grandes théologies monothéistes non seulement ne permettent pas la connaissance de soi et l’élévation spirituelle, mais aboutissent à une méconnaissance du monde et donc à des suites indéfinies de conflits. La sagesse indienne entraîne une conduite personnelle, progressive et ascendante, qui ne livre ses lumières qu’au terme d’une pratique quotidienne.

En Égypte ancienne comme en Mésopotamie, la sagesse ou les sagesses désignent des recueils d’enseignement, d’un père à son fils ou d’un maître à son disciple, très concrètes, sur la manière de mener sa vie et d’y réussir, sur les rapports entre les hommes et leur “psychologie”, sur le malheur et le bonheur, etc. Ici encore, la philosophie est pratique et concrète, là où toutes les métaphysiques et les théologies sont abstraites – du verbe latin abstrahere, qui signifie “ se traîner de force hors de…”, en l’occurrence hors du réel.

La philosophie, en tant qu’ “amour de la sagesse ”, signifie donc une élévation, une aspiration de l’esprit à s’élancer vers le haut, vers la connaissance et la sérénité. Et l’ont ne peut atteindre les sphères supérieures qu’en partant du socle solide, concret, réel, matériel de la vie elle-même. Le philosophe est un disciple d’Eros, le dieu grec de l’amour. Eros n’est pas du tout l’amour au sens chrétien du terme, dont la signification est plutôt passive et, disons-le, soumise, fataliste et larmoyante, mais l’amour au sens grec.

L’Eros grec doit en effet se comprendre comme une force agissante, une énergie vitale, qui n’a rien de contemplatif et qui est fondé autant sur la volonté que sur le désir – et qui peut être aussi bien sexuel qu’intellectuel. Il serait tout à faux, comme on le fait aujourd’hui par une sorte de contresens et de dévoiement (voir le mot “érotisme”) de réduire Eros à une dimension libidinale.

En grec d’ailleurs, trois mots coexistent : l’agapè, qui signifie ce qu’on appelle aujourd’hui l’érotisme, l’appétence sexuelle (et qui a donné le mot “agapes”) ; la philia, qui peut se traduire par amitié, attirance ou amour ; et l’éros, qui est la partie intense et puissante de la philia, qu’elle soit sexuelle, intellectuelle ou spirituelle. Il faut d’ailleurs mettre Eros en relation constante avec deux autres divinités hélléniques associées, Dionysos, le dieu vitaliste (signe de Terre) et Apollon, le dieu solaire (signe de Feu).

C’est en ce sens qu’il faut comprendre les paroles de Socrate dans Le Banquet de Platon , 212-b : « Je proclame que tout homme doit honorer Eros, que je l’honore moi-même et m’adonne particulièrement à son culte ». Dans ce dialogue, Socrate raconte que la prêtresse Diotime lui révéla un jour la véritable identité d’Eros. Elle lui expliqua qu’il n’était pas un dieu mais un demi-dieu, un intermédiaire entre les hommes et les immortels.

Fils de Poros, dieu de la richesse, et de Pénia, déesse de la « pénurie », de la pauvreté, il n’est ni parfait comme un dieu, ni imparfait comme un mortel, mais se situe dans l’entre-deux. Entre l’indigence et l’abondance, entre `le manque et la satiété, entre l’ignorance et le savoir, entre les hommes et les dieux. Comme sa mère, l’amour est toujours pauvre, sans logis. Mais comme son père, il est toujours à la recherche de ce qui est beau (kalos) et bon (agathos), la bonté ne devant surtout pas s’entendre au sens actuel d’apitoiement ou de charité, mais de recherche de la justice et de la droiture ; il est brave, résolu, ardent, amateur de science, habile démiurge, plein de forces et de ressources.

À son image, le philosophe est conscient de son ignorance mais il cherche à en sortir, à s’élever, à se transformer intérieurement, mais aussi, évidemment, à agir au sein du monde et de la Cité – comme le fit Socrate.