Le Journaliste Lilo Miango à Kêrvreizh

Chez certains peuples du Congo l'homme est appelé «Poule-de-Dieu»

ou la vie comme un don reçu.

Centre d'études linguistiques, Sarh, Tchad.

La force de cette expérience de l'homme «Poule-de-Dieu», qui sait et sent son existence entièrement suspendue au bon vouloir de son «propriétaire», est frappante: l'abondance de références fait écho à ce que l'on retrouve également très nettement marqué dans les noms d'autres pays d'Afrique. Ces noms soulignent tantôt le senti ment d'insécurité «Dieu est un piégeur», «Chasseur», «Voleur», «créancier», etc., tantôt celui de sécurité : «Si-Dieu-ne-veut-pas, je-ne-mourrai-pas» qui fait penser au «Si Dieu est pour nous, qui sera contre nous?» de S. Paul.

«Dieu, tends-moi le collet, j'arrive!»

L'homme se sait «dans les mains de Dieu», comme dit un nom: mais il ne sait pas, si ces mains vont le protéger ou l'écraser. De toute façon, l'angois se de la mort est toujours au coeur même du bonheur de l'existence hu maine, comme ce refrain d'un chant Yansi que l'on exécute lorsqu'on boit du vin: «Dieu, tends-moi le collet, j'arrive!» «Je pourrai, commente l'auteur, boire, manger et me réjouir, mais Dieu me tendra un piège, c'est-à-dire la mort». Une saveur de Kohélet...

L'ensemble des noms théophores fait ressortir un attribut majeur de Dieu, sa bonté

Même si en définitive Dieu est censé être responsable de la mort comme de la vie, de la malchance, du malheur comme du bonheur, de la santé comme de l'infirmité congénitale, de la laideur comme de la beauté - car on ne voit pas comment il pourrait être la source de l'un sans l'être en même temps de l'autre - l'ensemble des noms fait cependant ressortir un attribut majeur et fondamental de Dieu: la bonté.

«Merci, Dieu!», cri de reconnaissance

Dieu est essentiellement celui qui donne, et cet aspect me paraît plus souligné que son contraire nécessaire, celui qui reprend. Chacun de nous peut en trouver une confirmation dans sa propre expérience, c'est justement dans la mesure où il a repris ou refusé qu'on prend conscience qu'il donne: ce dont témoignent les nombreux noms concernant un enfant dont les aînés sont tous morts, ou mis au monde par sa mère après une longue période de stérilité.

C'est dans ces derniers cas que l'on rencontre le «Merci, Dieu!», cri de reconnaissance d'une femme enfin comblée du seul bien qui puisse donner sens à sa vie, l'enfant(62).

L'aspect bénéfique de l'action ou de la création de Dieu est particulièrement marqué dans les noms où la détermination «de Dieu» a la signification de «non nuisible» ou «non mortel» par opposition à ce qui l'est «Foudre-de-Dieu», «Maladie-de-Dieu», etc.

Bonté gratuite, bonté universelle

La gratuité apparaît également comme liée à Dieu dans la désignation du travail gratuit comme «travail de Dieu» , expression re prise dans le langage chrétien sans lui être propre. Bonté gratuite, bonté universelle aussi: cette dimension d'universalité du Dieu «qui fait pousser la récolte du méchant et du sorcier», comme nous dit en substance un commentateur, peut-être inspiré par Mt. 5,45, à propos du nom «Respect de-Dieu», est un élément de la tradition repris avec prédilection par les chrétiens comme en témoignent les expressions du vocabulaire chrétien Buma et Sakata, car cet aspect est sans doute l'un de ceux qui interviennent avec le plus de force dans la conversion.

«Le bon Dieu», une intuition de la tradition

En face des traits convergents que nous venons de mentionner, je suis amené à penser que ce n'est pas sans raison que les auteurs emploient si spontanément l'expression «le bon Dieu» dans leur traduction ou leur commentaire: même si elle ne correspond à rien littéralement dans la langue, elle traduit de façon juste une intuition fondamentale de la tradition. «Poule-de-Dieu» ou l'existence reconnue comme don: se recevoir de Dieu, n'est-ce pas le «fondement» de la vie spirituelle du chrétien?

«Coeur-de-Dieu» ou l'homme généreux «comme Dieu»

Le corollaire du premier principe (tout est don, tout vient de Dieu, il est le seul propriétaire de la terre et des hommes), c'est l'exigence fondamentale du don et du partage. A quoi bon thésauriser, puisque de toute façon cela me sera enlevé? (On entre de plain-pied dans la parabole de l'homme riche).

Le meilleur usage que l'on puisse faire des biens que nous avons trouvés, c'est d'en jouir pendant qu'il est temps, et aussi d'en faire profiter les autres: ainsi, on s'acquiert quelque chose de plus précieux que ces biens qui passent: la bonne entente, l'amitié, l'union, qui demeurent. Mais plus encore, on pressent que l'accaparement égoïste risque de tarir la source du don.

«Foudre-de-Dieu», une foudre qui ne tue pas

Autre exemple peut-être plus significatif encore: «Foudre-de-Dieu» est d'abord une expression désignant la foudre qui ne tue pas; mais c'est aussi un nom donné à une bonne personne qui évite de faire souffrir les autres. Ce qui me retient ici, c'est le passage du nom commun au nom propre: le premier exprime la bonté de Dieu dans une manifestation de sa création matérielle, le second exprime la bonté d'un homme. C'est dans ce passage que se révèle ce que l'on peut appeler «participation»: l'homme bon participe à la bonté de Dieu.

«Donnez gratuitement ce que vous avez reçu gratuitement»

Vont dans le même sens de nom breux commentaires des auteurs à propos de Dieu seul propriétaire («Dieu-de-la-terre»), commentaires qui laissent toujours transparaître une répulsion viscérale à l'égard de l'accaparement égoïste des biens de ce monde. «Donnez gratuitement ce que vous avez reçu gratuitement»: c'est le dynamisme foncier de la vie chrétienne qui ne se maintient, comme la vie tout court, qu'en se donnant: «Le bonheur, c'est de le donner».

«Homme-de-Dieu» ou la prédilection de Dieu pour le malheureux démuni

«Homme-de-Dieu», c'est le nom de celui qui est sans appui sur terre: le malheureux solitaire, le pauvre, l'orphelin, l'étranger; de son côté, l'infirme de naissance est «Chose-de-Dieu». Le mythe Pende explicite ici parfaitement le nom: celui que tu cherches à voir et que tu frappes maintenant en la personne d'un infirme, c'est moi, Dieu. - Il existe en d'autres pays d'Afrique beaucoup de récits analogues où l'on voit Dieu prendre le parti du malheureux démuni de tout (dans le mythe, il va jusqu'à prendre ses traits).

le pense également à certains proverbes, comme celui-ci des Mossi de Burkina Faso: «La liane du désert s'est enroulée autour de Dieu (n’ayant pas d’autre soutien). ou à cet autre des Kenga du Tchad: «La vache dépourvue de queue, c'est Dieu qui lui chasse les mouches». Il serait bien étonnant qu'il n'y ait pas au centre du continent aussi des proverbes ayant le même sens.

Connivence mystérieuse entre Dieu et le malheureux

Ce pressentiment d'une connivence mystérieuse entre Dieu et le malheureux - au point que Dieu se cache lui-même sous sa figure méconnue - me paraît l'une des intuitions les plus profondes de la tradition africaine. En face d'une telle intuition, le chrétien se sent renvoyé au coeur de sa foi: le mystère de la «pauvreté» et de la «souffrance» de Dieu, mystère révélé en Jésus, ami des pauvres et des petits, mourant par amour sur une croix. «Celui que tu frappes, c'est moi, Dieu»... «J'étais affamé, et tu ne m'as pas donné à manger».

«Pourquoi-Dieu?» ou la question du mal sans réponse!

«Pourquoi, Dieu?» est dans un nom, l'interpellation adressée à Dieu devant la mort. Comme il a été dit plus haut, la tradition africaine se refuse absolument d'expliquer le mal par quelque dualisme que ce soit. Ou du moins, s'il y a un dualisme, il n'est pas au ciel, mais entre le ciel et la terre: le pouvoir de tuer est, en effet, parfois présenté comme en quelque sorte partagé entre Dieu au ciel et le sorcier sur la terre.

Cependant, même s'il peut apparaître comme un concurrent de Dieu dans certains noms, d'autres reconnaissent qu'en définitive le sorcier ne peut tenir son pouvoir que de Dieu et donc que, s'il tue, Dieu est forcément impliqué dans le «complot». De toute façon, le sorcier ne saurait être rendu responsable de toute mort. Aussi, comme n'hésitent pas à le dire plusieurs noms, finalement «c'est la faute de Dieu». La question posée par le mal reste, dans ces noms qui font penser au livre de Job, sans réponse.

L'attribution du mal à Dieu n'empêche pas d'ailleurs d'affirmer en même temps dans d'autres noms, la justice de Dieu: il nous faut accueillir ces extrêmes sans chercher à les concilier.

Même si ces noms «agressifs» contre Dieu paraissent au premier abord choquants pour le chrétien, à la réflexion j'y vois plutôt le témoignage d'une obstination assez remarquable à refuser de résoudre trop facilement le problème du mal en posant au ciel quelque divinité rivale de Dieu comme principe du mal.

Mais si cette conception africaine de Dieu comme source unique du bien et du mal évite heureusement le dualisme, elle a, par contre, tendance à évacuer la responsabilité personnelle de l'homme «Dieu m'a fait comme ça, je n'y suis pour rien».

Le même danger de reporter la responsabilité de la faute sur un autre (tendance aussi ancienne que le premier homme: «Pourquoi as-tu fait cela? - C'est le serpent...»), guette d'ailleurs tout autant le chrétien mais cette fois-ci sous la forme d'un dualisme qui oublie que Satan n'est qu'une créature, lui aussi.

Il n'est que de voir le scandale provoqué chez certains par l'interprétation d'un texte comme Luc 12,5: «Craigne celui qui, après avoir tué, a le pouvoir de jeter dans la géhenne». «Dieu seul a ce pouvoir», commente la traduction oecuménique de la Bible (TOB) « Mais non, voyons!», se récrie-t-on, «c'est Satan bien évidemment!»

Ce n'est pas le lieu d'entrer ici dans un débat sur cette question du mal qui nous dépasse. Le pense seulement que la très droite intuition religieuse de ces noms théophores africains peut être sur ce point un utile décapant contre une certaine représentation dualiste assez largement répandue parmi les chrétiens d'Afrique comme d'Europe.

La tradition africaine peut avoir ici sur le chrétien le même effet bénéfique que l'Ancien Testament sur le juif, même si la révélation d'un amour inouï l'invite, elle aussi, à découvrir la responsabilité de l'homme dans le refus catastrophique de cet amour.

«Dieu existe», le nom théophore par excellence

Comme l'a souligné Hermann Hochegger dans l'avant-propos, la pers pective de la tradition africaine est fortement «anthropocentrique». «Dieu existe»: ce nom qui revient plusieurs fois dans le recueil n'a aucune prétention ontologique ou métaphysique, mais renvoie toujours à une intervention décisive et inespérée de Dieu dans la vie d'un homme. De ce point de vue, le «Dieu existe» des Yansi, des Sakata ou des Buma est peut-être plus proche du «Je-suis» de la Bible (le nom théophore par excellence) que certaines spéculations scolastiques sur la nature de Dieu: Dieu existe en tant qu'il est là pour me sauver, intervenant dans mon histoire, et non en tant qu'existant en lui-même dans son éternité inaccessible.

Les mains sont ouvertes vers le ciel pour accueillir

Mais, contrairement à l'homme de la Bible qui se tourne vers Dieu dans une louange gratuite, lui rendant grâces non seulement pour ses dons mais aussi, simplement, «pour sa grande gloire» (c'est-à-dire pour le remercier d'être ce qu'il est) et se donne à lui en pure offrande, la tradition africaine semble surtout orientée dans le mouvement de Dieu à l'homme et très peu, sinon pas du tout, dans le sens inverse. Les mains sont ouvertes vers le ciel pour accueillir plus que pour offrir.

Le nom «Dieu, je l'aime», Pende et Tshokwe est rare dans tout le recueil. Au milieu des autres noms, il apporte un son radicalement nouveau, et renverse en quelque sorte l'orientation générale: le fait qu'il a été donné par un chrétien suggère les dépassements auxquels le christianisme peut amener la tradition sur ce point.

Si la théologie africaine reste fidèle à la tradition ancestrale...

La théologie africaine (ce nouveau-né qui attire bien du monde autour de son berceau, mais qui n'a pas encore parlé ...) sera sans doute, si elle reste fidèle à la tradition ancestrale, une théologie économique, c'est-à-dire une réflexion sur l'action salvifique de Dieu dans le Christ «pour nous les hommes»: cette expression du Credo impliquant ici tous les problèmes concrets (politiques, économiques et culturels) de l'Afrique d'aujourd'hui.

Mais elle sera aussi amenée, si elle se veut fidèle à la révélation de Jésus-Christ, à convertir le mouvement de la tradition ancestrale en soulignant son terme peut-être inavoué «Tout est de Dieu, par Dieu et pour Dieu».

Mais plus encore peut-être, fidèles à la réserve de leurs ancêtres à répondre à la place de Dieu à la question «pourquoi, Dieu»? Les théologiens africains plutôt que de «théologie africaine», (je préfère parler des hommes qui la feront) apprendront-ils à l’Occident bavard, qui a (presque) tout dit sur Dieu, à se tenir respectueux devant son mystère. Comme le dit un nom Bobo de Burkina Faso cité par Mgr Anselme Sanon: «Regarde Dieu et tais-toi». Invitation opportune à mettre un terme à mon pro pre discours....

Le rapport du septième colloque du C.E.E.BA. servira comme une contribution à l'étude de la relation Homme Dieu et fournira une base de travail utile, tant pour les étudiants et chercheurs travaillant à mettre en valeur les richesses de leur culture, que pour les théologiens et pasteurs cherchant une nouvelle expression de la foi en Afrique.

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Yann-Ber TILLENON. Kêrvreizh