La Fracture centrale

par Yann-Ber TILLENON

C’est donc le détachement, qui constitue un des pôles de la pensée philosophique. Non pas surtout détachement envers la réalité ! Car rien de plus concret que la vraie philosophie. Mais détachement envers les opinions établies, c’est-à-dire décollage, refus des adhésions. Le philosophe Paul Valéry disait : « il n’y a que les éponges qui adhèrent ».

Le philosophe n’est pas un adhérent. Nous parlions plus haut de la diversité et de l’opposition entre les courants philosophiques, tous unis dans la même démarche, dans la même quête. Tous, en Occident comme en Orient, ont été traversés par les antagonismes et les oppositions, depuis plus de vingt siècles. Entre ces courants, les points de passage sont nombreux et les mélanges, comme les ambiguïtés, incessants.

Essayons d’aller là au plus profond des choses, en nous débarrassant de tout critère vulgaire, politique ou autre. Car tout porte sur des questions et non des réponses. Nous avons mentionné plus haut les césures entre les écoles matérialistes et spiritualistes, ontologiques et dialectiques, iréniques ou polémiques, philanthropiques ou cyniques. Nous reparlerons plus loin de ces divergences. Mais la plus importante dichotomie entre les écoles philosophiques concerne une question de fond, c’est-à-dire la nature et la place de l’homme lui-même.

La fracture centrale de la pensée philosophique, qui ne remet absolument pas en cause son unité, sa démarche fondatrice, pourrait être résumée par cette interrogation : humanisme ou surhumanisme ? Cette interrogation est tragique et fondamentale. Pour résumer sans réformer, disons qu’il y a d’un côté la pensée socratique (humaniste) et, de l’autre la pensée nietzschéenne (surhumaniste).

Bien évidemment, ni Socrate, ni Nietzsche ne furent les seuls représentants de ces deux bords de la fracture,ni même leurs initiateurs. Mais nous avons là le spectacle du choc de deux conceptions du monde, autour desquels la plupart des philosophes ont navigué. Ce qui démontre bien la grandeur de la philsosophie. La philosophie humaniste prend l’homme tel qu’il est, avec une certaine douceur, avec réalisme aussi, mais vise d’abord à l’harmonie. Son modèle est apollinien.

La philosophie surhumaniste ne se satisfait pas de la nature humaine et veut aller plus loin. Son modèle est dionysiaque. Cet antagonisme remonte très loin dans le temps : les dieux de l’Olympe contre les Titans, Zeus contre Prométhée. Ce qui est fascinant, c’est que bien des écoles philosophiques furent partagées entre les deux tendances (cas de Descartes, Bergson et de Heidegger) et, par extension, la plupart des courants de pensée.

Les humanistes reprochent aux surhumanistes d’être immoraux, trop matérialistes, orgueilleux, cyniques et dépourvus de sagesse, irrespectueux de la nature humaine. Les surhumanistes déplorent l’angélisme des humanistes, leur manque d’audace, leur trop grand respect d’une idée utopique de l’homme. Mais la plus grande divergence tient à la nature humaine elle-même.

Pour la philosophie humaniste, l’espèce humaine, donc l’Homme est un donné fondamental. Pour la philosophie surhumaniste, l’espèce humaine n’est qu’un point de passage, et un « autre homme » doit advenir. Autre élément : les écoles surhumanistes remettront en cause à partir du XIXe siècle l’idée même d’unité de l’espèce humaine et de similarité des hommes et des peuples, établissant entre eux des hiérarchies.

On trouve néanmoins cette idée inégalitaire, propre au surhumanisme, déjà dans la Politeia d’Aristote. Nous reviendrons plus loin, dans le cours de l’ouvrage, sur ces points fondamentaux.